Imaginez l’atmosphère feutrée et froide d’une salle de réunion d’un géant du CAC 40. Ces gens en costume-cravate savent mener une contre-offensive pour neutraliser une OPA, organiser une cellule de crise en cas de chute libre du cours en Bourse et ouvrir… un parachute doré, mais la situation à laquelle ils font face aujourd’hui les dépasse complètement.
Quelques jours plus tard, je quitte Perpignan afin de transmettre d’autres renseignements stratégiques et hautement sensibles. Le genre de détails qu’on ne communique ni par téléphone ni par mail, mais qu’on délivre de vive voix, les yeux dans les yeux… Je rencontre le général Chéreau, le directeur sûreté du groupe Areva. Il a entendu parler de moi et mes explications ne laissent aucun doute dans son esprit. C’est purement incroyable mais je suis déjà au contact des preneurs d’otages par le biais de mes antennes. La connexion directe avec eux n’est pas réalisée mais elle est très facile à imaginer. Pour autant, nous ne bougeons pas.
L’automne s’écoule tandis que nous recherchons sans cesse des informations auprès des autorités maliennes et françaises. AQMI, qui a revendiqué l’opération, ne réclame rien. Aucune demande de négociation… rien. Surprenant et inquiétant ! Le temps passe et les semaines s’égrainent lentement dans le silence assourdissant des autorités maliennes et françaises.
Les entreprises s’alarment et, fin novembre, soit près de trois mois après l’enlèvement, finissent par me demander mon avis. Difficile de ne pas répondre compte tenu des renseignements dont je dispose. Fin novembre la situation est trop insupportable et Vinci me pose la question de confiance. Comment faire ? Je sais comme tout le monde que les otages ne sont pas morts, car AQMI l’aurait déclaré officiellement. De plus mon réseau me le confirme. Les ravisseurs attendent donc quelque chose. Mais quoi ? Jean-François Laugerette est pressé par Xavier Huillard, le PDG de Vinci, qui s’inquiète. Naturellement Vinci me demande comment procéder, comme s’il existait une recette miracle !
« Le mieux est de demander directement à Abou Zeid ce qu’il veut faire des otages. » Laugerette est stupéfié par mon affirmation. Il me regarde, ébahi, et me rétorque : « Oui, c’est cela, il suffit d’aller lui demander, c’est simple. Et qui va lui poser la question ? » Le temps a de nouveau suspendu son cours. Le regard dans le vide, je sens ma respiration calme et profonde. Je connais cette impression, je l’ai ressentie quelquefois pendant ma carrière d’espion. « Ben, moi… J’irai à sa rencontre ! » lui dis-je en replongeant mes yeux dans les siens. Je pèse chacun de mes mots et constate l’effroi de Jean-François Laugerette. Sidéré, il comprend que je ne plaisante pas. Et, me connaissant un peu, il sait qu’il ne pourra me dissuader. Son envie de porter secours à ses employés et la pression de Xavier Huillard font le reste. Inquiet tout de même à l’idée de ce que je pourrais entreprendre, il proteste mollement : « C’est de la pure folie, comment peux-tu imaginer aller rencontrer ces gens ?
— Très simplement, Jean-François, je vais aller seul le rencontrer et je lui poserai la question. C’est tout. On sera fixé ! » À cet instant, je précise à Jean-François que je ferai cela dans un cadre contractuel différent de celui qui me lie déjà avec la filiale de Vinci pour le chantier routier. Nous nous mettons d’accord sur le fonctionnement de cette prestation de négociation et sur ma rémunération. Je ferai de même plus tard à Paris au siège d’Areva avec Anne Lauvergeon et Jean-Michel Chéreau.
Jean-François Laugerette met alors tout en œuvre pour parler de cette option à Vinci et Areva… mais aussi aux services secrets français, mes anciens employeurs, que j’ai abandonnés deux ans plus tôt. Il explique à chacun que je ne suis pas si fou que cela. Les services lui confirment que je sais de quoi je parle et que personne pour le moment n’a établi de contact pour négocier. La DGSE est le seul organisme en France capable de piloter une négociation d’otages à l’étranger. Elle est structurée et mandatée pour cela. Il peut y avoir tout un tas d’habillages autour de son action, mais elle reste la seule à finalement conseiller le président de la République… C’est comme cela que se sont passées toutes les libérations d’otages qui ont fonctionné. Sans aucune exception.
Laugerette reprend mes explications : « La première étape fondamentale pour Jean-Marc est de tenter de savoir si AQMI souhaite négocier. » Dans le regard de ses interlocuteurs, il voit bien que cette idée soulève plus une cascade d’interrogations qu’elle n’apporte de solutions. Ses interlocuteurs se concertent plusieurs minutes pour se donner une contenance — et l’illusion de maîtriser la situation — mais très vite la question centrale lui est posée : « Comment établir une relation avec les ravisseurs ? » Il explique que je propose de rencontrer personnellement Abou Zeid dans son repaire de l’Adrar des Ifoghas. Les regards se croisent, les visages traduisent la perplexité des décideurs. « C’est impossible… on risque d’avoir un otage supplémentaire… On risque de nous en imputer la responsabilité… Que disent les services spéciaux ? » Les deux directeurs sûreté confirment ces risques mais précisent que « Jean-Marc Gadoullet est un fin spécialiste et pas du tout une tête brûlée. Il est réputé au service Action, il est une référence unanimement reconnue, un officier extrêmement compétent et honnête… ».
Le dernier jour du mois de novembre 2010, la réponse tombe de la bouche de Xavier Huillard. Areva et Vinci acceptent mon option et les termes de ma proposition. Aussitôt, ils me demandent de déclencher mon protocole. Jean-François Laugerette est alors avec moi à Bamako où je me suis préparé au cas où. « Tu as le feu vert de notre PDG pour dérouler ton plan », me dit-il.
C’est irréversiblement décidé, je vais parcourir une centaine de kilomètres dans ce désert où plus une âme sensée ne s’aventure…
Ai-je le courage de traverser ce no man’s land entre la civilisation et la barbarie ? Suis-je partant pour un tête-à-tête avec le chef des djihadistes d’AQMI ? « Oui. » La réponse claque, ferme et définitive, suivie d’un silence très cinématographique. Presque personne n’ose reprendre la parole. Je détecte bien que mes interlocuteurs se demandent, l’espace d’une fraction de seconde, si je ne suis pas fou ou suicidaire, mais ils se rappellent l’instant d’après que je suis leur seule solution plausible et validée et qu’ils ont face à eux un ancien colonel de la DGSE. Ils savent que je fais partie de la toute petite poignée d’hommes capables de mener à bien ce genre de mission non conventionnelle et à haut risque.
Je le concède, je n’ai jamais eu l’occasion jusque-là de rencontrer un chef djihadiste pour simplement lui parler. On est le 1er décembre 2010 et je commence déjà par envoyer une estafette touareg dans le grand Nord malien, chargée de prendre contact avec Abou Zeid ou un de ses lieutenants et lui poser la question d’une entrevue au nom des sociétés que je représente. Juste entre lui et moi. Quatre jours plus tard le messager revient avec une réponse négative… Le fait que le contact ait eu lieu est déjà une bonne nouvelle. Alors je lui demande de repartir en insistant et je lui donne quelques éléments de langage… J’attends son retour avec fébrilité. Pour ne pas trop gamberger, je me plonge dans une préparation opérationnelle effrénée. Je m’isole pour construire la mission dans le moindre détail. Je passe en revue les cas non conformes qui me font craindre le pire. Les nuits sont de plus en plus courtes et le sommeil ne vient plus. L’isolement forcé contribue au ralentissement du rythme physiologique. Moins de sommeil, moins d’appétit, mais plus de lucidité. La mission se construit pas à pas. L’éventail des cas non conformes se dessine et contribue à me conforter dans mon sentiment que cette mission est réalisable. Objectivement réalisable. Ce matin-là, je ne m’attends à rien. La mission occupe déjà tout mon esprit. Le messager, Ahmada, est revenu entre temps. La réponse d’Abou Zeid est presque une question : « Si tu veux venir, alors tu peux venir. » Je réponds immédiatement : « D’accord. »