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Alea jacta est — « le sort en est jeté », selon la formule de Jules César. Qui sait, je viens peut-être de prendre un aller simple pour l’enfer ? J’ai connu des dizaines de situations à risque, jamais d’une telle ampleur… Je prends un coup au moral. Ce qui n’était jusqu’alors que l’hypothèse d’un rendez-vous avec le diable devient réalité. Je frissonne : je reste quand même Monsieur Personne… qui va partir seul à la rencontre de l’émir incontesté d’AQMI. « Ça va aller ? Tu es certain de ce que tu fais… Tu sais, personne t’en voudra si tu décides de te rétracter. Fais ce que tu sens », me lâche Jean-François Laugerette, un peu gêné de la situation. Mais pas question de reculer, ni de changer d’avis. Les frissons d’effroi sont rapidement noyés par un véritable flot d’adrénaline et l’impatience d’être dans l’action.

Je ne suis plus un combattant spécialisé du 11. Je suis libre de toute obligation. J’ai une femme qui a supporté ma vie de nomade pendant plus de vingt-cinq ans et deux grandes filles adorables. Qu’est-ce qui me pousse alors ? Pourquoi est-ce que j’accepte ? Est-ce mon ancien statut d’officier ? Est-ce l’habitude de protéger ma patrie, d’aider les ressortissants français ? Ou plutôt cet esprit d’équipe, acquis pendant plus de quinze ans aux côtés des hommes extraordinaires de mon unité ? Sans doute tout cela à la fois… Je m’organise pour rejoindre le repaire d’Abou Zeid dès l’hiver 2010.

Je pars avec l’aval de la DGSE qui s’est entretenue à Paris avec les deux entreprises, mais je n’agis en aucun cas en son nom. En fait je comprends déjà ce qui se trame en coulisse. La DGSE n’a pas encore établi de contacts sérieux ou crédibles. Des émissaires africains ont sans doute cherché à créer un lien de confiance indispensable, mais rien qui soit suffisamment solide pour déterminer la direction du service sur une option. Les sempiternelles barbouzes françafricaines qui font normalement la roue du paon dans les salons présidentiels parisien et africain n’ont pas fait mieux… Du vent que la DGSE n’a pas validé. Avec moi elle sait que le contact sera direct, si toutefois je reviens de cette aventure. Ce serait une belle réussite, car les négociations d’otages sont des opérations compliquées, même pour des services secrets, tant les escrocs de tout poil sont nombreux et ingénieux pour prétendre avoir le contact et la capacité de négociation…

Je fais le choix de ne rien dire à ma femme. Je prétexte une mission sur la base de Niafunké qui ne sera couverte ni par les réseaux ni par Internet. Inutile qu’elle se fasse du souci. Au moment de quitter Bamako, je laisse cependant une longue lettre à Jean-François Laugerette, le directeur sûreté de Vinci, qu’il aura pour mission de lui remettre au cas où les choses tourneraient mal. Je sais trop bien la façon dont la réalité est maquillée dans ces cas-là. Et le voile de mystère — lorsqu’il ne s’agit pas purement et simplement de mensonge — qui nimbe toujours la mort d’un espion… ou d’un ex-espion. Un très haut fonctionnaire me préviendra d’ailleurs plus tard : « L’histoire sera réécrite, quoi qu’il arrive. » Cette lettre, c’est une garantie pour être certain que la « vérité vraie », les faits tels qu’ils se seront réellement déroulés, seront connus, au moins par ma femme.

16 décembre 2010. Deux semaines après avoir accepté de m’occuper du sujet, je pars enfin à la rencontre d’Abou Zeid. Le V6 de mon pick-up vrombit. De Bamako jusqu’au lieu où sont retenus les otages, dans le massif des Ifoghas, il y a plus de mille cinq cents kilomètres. Je pars avec Ahmada et son conducteur touareg que je ne connais pas, sans arme sur moi. Notre véhicule est spécialement préparé pour réaliser le parcours sans ravitaillement intermédiaire à compter de Hombori, qui se trouve à mi-chemin entre Bamako et Gao. Hombori est une étape impérative pour nous et elle le restera à chacune de mes missions. Les autocollants de Sogea-Satom sont mis en évidence sur le véhicule et je m’impose de porter une tenue de travail de cette même société. Ainsi, mon passage de chaque contrôle routier est totalement balisé jusqu’à Gao, où je change de profil, avant de m’enfoncer dans le désert, pour adopter une apparence plus discrète, habillé en touareg dans un pick-up débarrassé de ses logos d’entreprise.

Le risque, tout au long du parcours, ce sont les coupeurs de route. Nous roulons de longues heures, d’abord sur le bitume, puis à partir de Gao sur la piste et le sable. Nous sommes installés tous les trois à l’avant, moi au milieu, mal assis ; le frein à main me perfore les reins. La fatigue s’accumule, le stress est palpable et le trajet semble interminable. Les portraits superbes ne parviennent pas à nous détacher de notre anxiété.

Soudain, après plus de huit heures de piste, un moudjahid surgi de nulle part s’interpose sur la piste. Un vrai caméléon du désert, dont le pick-up est caché sous un arbre. Le combattant fait rapidement le tour du véhicule et demande à mes accompagnateurs si je possède quelque chose de compromettant. AQMI redoute que je sois truffé d’appareils sophistiqués permettant de localiser le lieu de rendez-vous où l’émir sera présent… La pression est à son comble, mes amis touaregs aussi sont nerveux. Consigne nous est donnée de rouler au pas une trentaine de minutes jusqu’à un dédale de rochers où un autre combattant nous attend. Nous obéissons sans broncher jusqu’à retrouver ce second moudjahid. La tension monte encore d’un cran. Nous sommes amenés à le suivre avec notre pick-up en restant à une distance respectable.

Plus d’une heure après, nous apercevons une arête rocheuse particulièrement impressionnante dont la forme rappelle un gigantesque dinosaure allongé. Le massif abrite un étroit canyon dans lequel nous pénétrons à pied. J’avance à pas lents. Avec l’ombre, la température chute et la pression monte ; mes yeux ne sont pas encore habitués à ce clair-obscur mais je sens les regards sur moi.

Je marche comme un animal aux abois car je préfère adopter un profil très bas. Tous mes sens sont en éveil. Je retrouve petit à petit mon acuité visuelle et je distingue dans la pénombre de chaque bloc de granit, sur chaque arête, un combattant dressé, tunique au vent. Malgré mon extrême concentration, l’idée me traverse l’esprit que la scène est digne de Lawrence d’Arabie ! Pour les moudjahidine d’Abou Zeid aussi le moment est intense. J’aperçois l’un d’entre eux qui me vise au lance-roquettes, mais je comprends qu’il utilise en fait sa lunette pour me regarder de près. De leur point de vue, un émissaire arrive. Un Français. Il ne peut être que très sûr de lui, ou complètement fou…

Je suis escorté jusqu’à plusieurs hommes assis en tailleur sur des tapis, autour de quelques plats. Un long frisson remonte ma colonne vertébrale : je reconnais Abou Zeid. Il ne bouge pas. Tout le monde se présente tour à tour en commençant par Fayçal, le traducteur d’Abou Zeid, puis l’émir prend la parole : « Vous êtes qui ? Et vous voulez quoi ? » Sans broncher je me présente. « Je suis Jean-Marc, envoyé par Areva et Satom. » Un combattant m’interrompt. C’est Barbe rouge, l’un de ses lieutenants, qui se lève pour s’adresser à moi en français. Après un long prêche, il me presse : « Alors, quelle est ta décision ? Tu te convertis ou pas ? »