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Je lance un regard furtif à Ahmada qui s’était installé à ma droite. Son regard sombre me supplie de faire attention à ma réponse. Je m’attendais un peu à ce genre de question mais je ne l’imaginais pas à ce stade de l’entrevue. Je réponds que je suis croyant, catholique et que je ne peux pas me convertir comme ça. « Cela demande de la réflexion et surtout du temps pour lire le Coran. Je suis curieux et je vous garantis que je me procurerai un livre pour l’étudier. » L’échange est tendu. Je pèse au trébuchet chacun des mots que je formule, convaincu que l’emploi d’un seul terme malheureux peut être l’étincelle susceptible de faire exploser Barbe rouge.

Puis Abou Zeid repose sa question, son interprète traduisant dans un français impeccable : « Vous êtes qui ? Et vous voulez quoi ? — Je suis Jean-Marc, envoyé par Areva et Satom. Je viens pour libérer les employés que vous avez enlevés à Arlit au Niger, sur la base d’Areva en septembre dernier. » « La France n’aime pas l’islam », m’arrête Abou Zeid. J’objecte que c’est faux, qu’il y a de nombreuses mosquées en France. Les lieutenants se cabrent, choqués que je tienne tête à leur chef. Je dois avouer que je ne suis pas vraiment rassuré par ces réactions. Ma force, c’est que je sais n’en rien laisser paraître. Ma formation me l’a appris, puis quinze ans de missions sur le terrain ont fait de cet apprentissage une seconde nature. J’argumente calmement, sans heurter leurs certitudes mais sans nier ma foi, ni mes convictions. Ce sont des croyants — intégristes, bien sûr, au service d’un Dieu dont ils sont persuadés respecter à la lettre le message —, je prie différemment, mais je suis croyant moi aussi, cela nous ouvre un espace commun de dialogue. De toute façon, l’enjeu n’est pas de les convaincre, de les faire changer d’avis. Je ne suis là que pour une seule raison : récupérer les otages et les ramener sains et saufs.

La discussion se prolonge, très éprouvante à cause du stress et de la concentration qu’elle exige. Nous abordons de nombreux sujets, importants dans leur perception générale de ma position. Certains évoquent la question du voile en France, d’autres insistent sur la relation des Français à l’islam. Chaque fois, je réponds sincèrement en rappelant que l’islam est protégé par nos institutions au même titre que toutes les autres religions. Le nombre croissant de mosquées ou de salles de prière est d’ailleurs là pour en attester. En me tenant à ce discours modéré, sans polémique, je parviens à calmer les esprits et à en terminer avec les questions sans intérêt.

La discussion cesse enfin, sans qu’aucune décision n’ait été prise. Abou Zeid et ses lieutenants se retirent d’un même mouvement, comme pour délibérer en conclave. Je reste seul avec Ahmada. Une arme est laissée sur la natte à moins de deux mètres de moi. Je ne la regarde pas et me concentre sur le plat qui m’a été offert. Une fumée noire, ou blanche, sortira-t-elle bientôt de la grotte où les dignitaires d’AQMI palabrent ?

Je reste là, seul, incapable de dire si j’ai marqué des points ou perdu toute chance d’obtenir gain de cause.

Les heures passent, interminables. De quoi discutent-ils au juste ? De la liste des otages qu’ils consentent à libérer ? Des conditions de l’échange ? Ou alors de la perspective de ne pas me laisser repartir ? De faire de moi un prisonnier de plus ? Pire, de m’exécuter ?

La nuit est tombée, les phares des pick-up s’allument. Les hommes d’Abou Zeid m’apportent des coquillettes et un soda, une marque algérienne proche de l’Orangina que je connais bien mais dont je n’apprécie pas du tout le goût. Ils me proposent un lit de camp, je m’y allonge un peu sans parvenir à trouver le sommeil. Plus tard dans la nuit, un moudjahid s’avance, me dit qu’Abou Zeid demande à me parler à nouveau. Seul à seul, cette fois.

Sherika, Sherika, Sherika, ce mot, ou ce nom, revient sans cesse dans sa bouche, au milieu de presque toutes ses phrases. Il scande son discours, cingle ses propos puis part résonner contre les parois des rochers, refroidis à cette heure avancée de la nuit. Sherika, Sherika, Sherika… Je suis persuadé qu’Abou Zeid me parle de quelqu’un mais je ne sais pas de qui. Je n’ose pas l’interrompre, cependant, dès que l’occasion se présente, je me tourne vers Fayçal, l’interprète, pour savoir qui est ce « Sherika » dont le chef d’AQMI évoque le nom sans cesse ? Abou Zeid dispose de son interprète personnel, mais je n’ai qu’une confiance limitée dans ses traductions, aussi Ahmada Ag-Bibi assure-t-il pour moi un contrôle sur tout ce qui est dit. Mais là je suis seul avec l’émir et Fayçal. De son côté, Ahmada s’était rapproché de quelques djihadistes qui semblaient vouloir entamer la discussion avec lui. Il devait récupérer des informations sur les intentions de leurs chefs au sujet des otages et de cette négociation naissante. Sa présence et ses retranscriptions me permettent d’être certain de saisir toutes les nuances des propos d’Abou Zeid. « Sherika, cela signifie “sociétés”, en arabe », m’explique Fayçal. Sherika, ce sont donc les compagnies Areva et Vinci. Le mot s’imprime au fer rouge dans ma mémoire, je ne l’oublierai plus jamais.

La discussion reprend, qui dure une longue partie de la nuit. Abou Zeid fustige les « mécréants », l’Occident. Je crois qu’au fond de lui, il se demande si je ne suis pas fou. Le petit homme qui me fait face n’a beau mesurer qu’un mètre soixante, il est impressionnant. Le chef d’AQMI est froid, son regard perçant, pourtant il me fixe rarement dans les yeux. J’avance sur un fil, un seul mot de travers peut me faire trébucher… définitivement. Je sais qu’Abou Zeid est capable, d’un instant à l’autre, d’exécuter quelqu’un — c’est du moins sa réputation. Cette nuit-là, nous parlons de tout : de la vie, de la religion, de ma famille, de ma carrière dans l’armée. Il pose beaucoup de questions, exige des détails.

Règle d’or : ne jamais mentir, ou seulement par omission. Une seule incohérence saperait le semblant de confiance que nous cherchons à établir. Je lui répète régulièrement que je suis là pour récupérer mes amis. Je le regarde faire, tandis qu’il m’écoute, des dessins dans le sable. Il trace des figures géométriques, souvent circulaires. Je ressens ce sentiment étrange qui m’a plusieurs fois envahi, cette impression qu’au bout du compte, la vie d’otages — mais aussi la mienne, à ce moment précis —, les intérêts géopolitiques les plus stratégiques ne tiennent qu’à la réussite d’une rencontre entre deux hommes, au milieu du désert. Le terme est sans doute mal choisi, mais je devine qu’Abou Zeid m’« apprécie », que le courant passe en quelque sorte. Il me dit que je suis son ennemi, qu’il est en guerre contre la France et qu’il fera tout pour que notre civilisation décadente disparaisse. Il ajoute qu’il mourra lui aussi à coup sûr dans ce combat, dont il ne verra pas l’issue. C’est sa volonté profonde. La notion de temps n’a pas de prise sur les musulmans pratiquants et les intégristes en particulier. Obéissant à une logique de suprématie religieuse à très long terme, ils ne sont pas pressés. Si les événements s’accélèrent ici ou là, ils se surprennent à croire qu’ils verront le « grand soir »… sinon ils attendent patiemment en se réunissant et en priant.

Abou Zeid m’explique combien nous sommes décadents et ne méritons pas d’être les descendants de ces générations qui ont colonisé une bonne partie de la planète… combien nous sommes corrompus, nous et pas seulement nos dirigeants… comment nous pouvons voter des lois que nous n’appliquons pas dans tous les registres de la vie courante, y compris en ce qui concerne les musulmans vivant en France… comment, dans ces conditions, pouvons-nous encore oser jouer un rôle de premier plan alors que nous ne nous respectons pas ?… Je le laisse vider son sac. Cela lui fait sans doute plaisir de me dire ce qu’il pense de mon pays. Je pourrais acquiescer et aller dans son sens, mais ce n’est pas dans ma culture ni dans mes habitudes. Je lui réponds donc le plus calmement du monde : « Non, tu te trompes, ceux qui t’ont raconté cela t’ont menti pour te dresser contre nous, car tu es un combattant valeureux qui est utile pour leur cause. Ceux-là ont exagéré des situations qui se produisent chaque jour en France et qui les surprennent car notre style de vie n’est pas le vôtre, notre culture est différente de la vôtre, mais nous ne sommes pas ce que tu me décris. Nous, peuple français, ne sommes ni corrompus ni décadents. Nous votons et élisons nos représentants et ces derniers ne sont pas totalement libres de nous trahir ou nous mentir. Ce n’est pas toujours simple, ni garanti, mais nos politiques sont contraints, même si pas assez à mon goût… Nous appliquons nos lois et nous pouvons mettre nos dirigeants devant des juges… Tu te trompes pour ce qui concerne les très nombreux musulmans qui sont en France. Ils vivent très bien et nous faisons appliquer nos lois, même en ce qui les concerne. »