Je m’arrête là. Je ne dois pas devenir irrespectueux même si cela me démange. Je reviens sur le sujet des otages et Abou Zeid me renvoie sur une autre discussion. On parle de voitures et de la puissance des pick-up Land Cruiser. Il est surpris lorsque je lui dis que la marque est le premier constructeur mondial, il pensait que c’était Mercedes. Il veut tout savoir sur tout. On dirait qu’il est parti sur une autre planète et qu’il a perdu tous ses repères. Il m’avoue qu’il n’a pas mis les pieds dans une ville depuis si longtemps qu’il ne peut pas imaginer ce que sont nos villes françaises à ce jour, même si Internet lui donne accès ponctuellement à des informations. Cet homme est très dangereux car il s’est construit son monde intérieur, sa logique et sa loi avec comme seule référence ce qu’il pense connaître des enseignements religieux. Le Coran pour seule loi, les combattants pour seuls compagnons, la France pour seul ennemi… Il m’explique enfin qu’il respecte mon attitude car le Coran lui permet de parler avec son ennemi dans le cadre d’une sorte de trêve. Tout cela, je le savais déjà et je sais aussi que le moindre dérapage de ma part peut donner prétexte à sortir de ce cadre et m’exposer au pire. Je sais que certains pourraient demander à Abou Zeid de me garder comme otage. Un ancien colonel de la DGSE — car je lui ai révélé mon passé — a de la valeur à leurs yeux. Ils ne savent pas qu’il en a moins aux yeux des dirigeants français que ceux que je suis venu chercher.
Quand la plupart des négociateurs occidentaux arpentent les halls des grands hôtels internationaux, pérorent dans les antichambres des palais présidentiels et missionnent chèrement leurs intermédiaires pour prendre des risques à leur place, le chef d’AQMI manifeste une forme de respect pour mon courage. Je suis là, seul, face à lui. Il peut faire de moi ce qu’il veut, Abou Zeid le sait, et sait que je le sais. Pourtant, la discussion progresse, la confiance fragile que nous cherchons à établir semble possible. Je suis venu le voir avec des propositions. Certaines ne sont pas réellement crédibles mais je les dégoupille une à une, comme autant de grenades anti-incendie destinées à faire baisser la tension d’un cran lorsqu’elle grimpe au-delà du raisonnable. Il faut surprendre et rester crédible.
Première proposition : je soumets l’idée au chef d’AQMI d’une rencontre avec des journalistes, que je pourrais conduire jusqu’à son repaire. J’argumente, j’égrène les avantages : « Pour que le monde apprenne qui vous êtes, pour transmettre votre message exact. » Deuxième proposition : l’organisation d’un rallye moto qui pourrait passer près d’une position d’AQMI — concrètement, la mise en scène d’une opération de communication. « La scène est filmée, vous apparaissez sur une dune, les motards vous aperçoivent au loin et vous leur adressez un signe de la main. L’objectif serait de montrer que vous n’êtes pas des bêtes sauvages comme tout le monde le pense. » Enfin, dernière proposition, j’évoque l’idée d’intégrer Abou Zeid et ses hommes au protocole de sécurité des chantiers. Je me souviens de ma formule : « Je préfère être protégé par le loup plutôt que par les agneaux qui vont se faire dévorer par le loup. »
L’émir d’AQMI m’écoute attentivement. Parfois, un rictus anime son visage parcheminé, sans que je sois capable de dire s’il est suscité par l’intérêt, l’agacement, ou s’il s’agit d’un simple tic nerveux. Les heures filent, déjà l’aube éclaircit ce qu’il reste de la nuit. Soudain, Abou Zeid se lève et prend congé de moi sans me dire quelle décision il a prise.
Dans la matinée, Abou Fayçal me rejoint. L’interprète d’Abou Zeid me demande de partir avec mes guides et de rejoindre le point de rendez-vous intermédiaire où nous attendrons la décision finale. Je comprends que nous allons devoir patienter, des réunions vont encore avoir lieu entre le chef d’AQMI et ses combattants. Rien n’est fait, Abou Zeid va devoir défendre sa position sans bousculer ses lieutenants. Il doit obtenir un consensus sans avoir l’air de l’imposer trop fermement.
Nous passons la journée assis contre un rocher, à l’ombre qui disparaît avec le mouvement du soleil. Les interrogations me minent. L’attente est interminable. Ahmada est inquiet et me transmet son malaise. Je le questionne pour essayer de me rassurer, mais ses réponses sont plus inquiétantes qu’apaisantes. Adaman, faux nom donné par le pilote qui souhaite rester anonyme, ne m’aide pas non plus, car je sens ses craintes durant cette interminable attente.
En fin d’après-midi, l’adjoint surgit avec son pick-up. Il me tend un petit calepin à spirale. À l’intérieur, les réponses détaillées du chef d’AQMI à chacune des propositions que je lui ai faites. Pour les journalistes : « Ça nous intéresse, nous en reparlerons » ; pour le rallye moto : « C’est compliqué, pas pour le moment » ; pour la sécurité des chantiers : « C’est un sujet intéressant. » Mais il y a mieux : dans un texte manuscrit en français, authentifié à l’encre rouge de l’empreinte digitale d’Abou Zeid — le détail est important, car il sera la preuve, aux yeux des entreprises concernées et des autorités françaises, que le contact a bien été établi —, Al-Qaïda au Maghreb islamique demande la libération de Sanda Ould Bouamama, un petit trafiquant mauritano-malien détenu à Bamako. Je comprends très bien l’enjeu : il s’agit d’un test pour savoir si je suis crédible. J’ai assuré Abou Zeid que j’étais capable de discuter avec les autorités maliennes et françaises et il veut en avoir le cœur net.
Pick-up, désert et retour à Bamako…
Début janvier 2011, quand j’apprends par les médias que Sanda Ould Bouamama s’est échappé, je comprends qu’Amadou Toumani Touré, le président malien, qui suit avec le plus grand intérêt l’avancée de ma mission, a accepté la demande de libération, tout en trouvant un prétexte pour qu’elle n’apparaisse pas officiellement. Le deuxième round de négociation est donc enclenché.
Quelques jours plus tard, je fais une deuxième fois le chemin vers la cache d’Abou Zeid. Quarante-huit heures de route épuisantes sur une piste cahoteuse et inconfortable — la poussière qui vole, crisse sous les dents et assèche le larynx —, puis le désert. Je songe à cette étrange guerre de religion dans laquelle je me retrouve impliqué. J’avais promis à Barbe rouge que je m’intéresserais au Coran, ce que j’ai fait. Je l’ai avec moi et je le lis lorsque je n’ai rien à faire. J’en ai conclu que son application stricte est impossible de nos jours avec nos mentalités et incompatible avec notre culture. Le danger c’est non pas l’islam mais l’intégrisme. Les jeunes qui quittent la France pour faire le djihad sont-ils convaincus par ces thèses ? Je crois plutôt qu’ils partent vivre une expérience et qu’il y a derrière ce départ beaucoup d’ignorance et, parfois, de désespoir. Je me souviens d’un jeune djihadiste venu me voir pour savoir à quoi ressemblait le monde extérieur. Il n’en avait aucune idée…