Выбрать главу

Les rochers, les canyons étroits, me revoilà en territoire hostile. Cette fois-ci, le rendez-vous est prévu sur un autre site, toujours près de la frontière algérienne, au nord de Kidal. En arrivant sur place, nous redécouvrons la garde rapprochée de l’émir qui paraît moins nombreuse. La forme de l’entrevue est moins protocolaire que la première fois. Je n’irai pas jusqu’à dire que l’ambiance est décontractée, mais j’éprouve moins de stress.

Un combattant s’approche de moi et me salue sans me toucher. Il se présente : Sanda Ould Boumama. Le petit trafiquant de pièces automobiles est là. Il parle sans retenue et semble plus avenant que les autres combattants. Nous engageons une conversation à bâtons rompus et je le laisse parler, avec l’espoir de capter une information utile pour mes démarches. Mais rien de bien intéressant. En revanche, en bon commerçant, il me propose de me vendre des pièces détachées pour le chantier de Satom ! L’offre m’arrache un sourire tant elle est culottée, et incongrue. Ce type ne perd pas le nord ! Il réapparaîtra plus tard à Tombouctou comme porte-parole des islamistes d’Ansar Dine (les Défenseurs de la religion), un groupe armé salafiste djihadiste.

Enfin, je retrouve Abou Zeid. La mise en scène est légèrement moins impressionnante : quelques dizaines d’hommes en armes pour sécuriser la zone et, au milieu, leur chef de guerre entouré de ses lieutenants. L’émir d’AQMI paraît beaucoup plus serein que la première fois. Abou Zeid est un combattant, j’ai moi-même longtemps été un soldat, alors je vais droit au but : « Maintenant vous savez qui je suis, désormais je veux que nous parlions de la négociation et de la libération. » L’échange dure, mais semble constructif. À la fin de cet entretien, Abou Zeid me tend deux lettres. La première, signée de son nom complet, Abdul Hamid Abou Zeid, est adressée à Nicolas Sarkozy. La deuxième, manuscrite, signée et authentifiée à l’encre rouge de son empreinte digitale, s’adresse au directeur de la société Sogea-Satom ; elle formalise une proposition concrète, que je retranscris ici textuellement : Pour la libération de deux otages s’agissant du Togolais Alex et du Malgache Jean-Claude. Il vous faudra viser une rançon équivalente à 20 millions d’euros. Et que la paix soit envers ceux qui suivent le guide.

Je sais que c’est inacceptable et je le préviens, par avance, de notre refus très prévisible. Il fait la sourde oreille et je n’insiste pas car, en matière de négociation, il est nécessaire d’obtenir un premier pas de sa part. Il nous appartient ensuite de revenir vers lui avec une contre-proposition et de négocier au final sur cette base. Nous le savons bien tous les deux.

Mi-janvier 2011. De retour à Paris, je transmets l’offre d’AQMI à Anne Lauvergeon et Xavier Huillard, les dirigeants respectifs d’Areva et de Vinci. La transaction proposée ne les satisfait qu’à moitié. Les deux sociétés campent sur la même position : « Pour ce prix-là (20 millions d’euros), nous voulons aussi un Français. » Je remonte voir pour la troisième fois Abou Zeid avec ce message… comme convenu.

Lors de cette nouvelle réunion, le décorum est moins imposant, la mise en scène moins martiale et intimidante. Au lieu de rendez-vous convenu, seuls deux pick-up surgissent, accompagnés d’un troisième équipé d’un canon antiaérien 23x2. Au total, nous ne sommes cette fois qu’une dizaine d’hommes ; rien à voir avec les démonstrations de force des épisodes précédents. Le rendez-vous se déroule très calmement, sans la tension créée par la présence d’un bataillon de djihadistes en armes. Je suis avec Ahmada Ag-Bibi, mon guide ; Abou Zeid est accompagné d’une poignée de ses lieutenants. L’adjectif est étrange, sans aucun doute, mais l’atmosphère me semble plus « conviviale ». Désormais, maintenant que nous nous connaissons, le chef d’AQMI m’apparaît moins intimidant. De là à dire que la négociation est une partie de plaisir, il y a un gouffre…

Abou Zeid reste inflexible, accroché à son offre initiale. L’émir entend libérer les otages séparément, « par dossiers », comme il dit. D’abord, les deux Africains. Ensuite, les Français répartis en deux dossiers. Je tente de le convaincre : « Si vous voulez que la négociation continue, il faut me donner un gage de bonne volonté et il me faut un Français. N’importe lequel. » Rien à faire. J’insiste. Une négociation marathon s’engage, une véritable guerre d’usure. Je remarque qu’Abou Zeid sonde en permanence l’avis des lieutenants qui l’entourent, qu’il ne prend jamais la parole, ni aucune décision, sans être sûr qu’elle ne suscite l’adhésion du groupe.

Il change d’avis plusieurs fois : oui pour trois otages, puis non, puis oui à nouveau… Entre-temps, il se braque, menace de tout annuler, une façon de constamment me maintenir sous pression. Je mets une offre, avec le nom d’un Français détenu, sur la table, sur la base des 20 millions d’euros qu’il réclame pour les deux seuls Africains : « Vingt millions, c’est beaucoup trop. Comme prévu les deux PDG ont refusé, pourtant je sais qu’ils veulent libérer les otages. Ils sont les seuls à vouloir le faire. L’Élysée ne le fera jamais et vous finirez par tuer les otages. Vous le savez, Nicolas Sarkozy ne vous donnera pas un centime. Et lorsque vous aurez tué les otages, il enverra un corps expéditionnaire au Mali pour vous faire la guerre. Ce sera très long et vous perdrez beaucoup d’hommes. Vous serez obligés de vous disperser un peu partout dans la sous-région et l’armée française restera plusieurs dizaines d’années dans le Nord-Mali… Au final, personne ne gagnera et tu le sais. Alors je veux au moins inclure Françoise Larribe dans le premier dossier, et je veux que vous descendiez le prix. »

Abou Zeid réfléchit et opine : « Bon, d’accord, mais si tu repars avec Françoise, ça fait 7 millions d’euros en plus. » En mon for intérieur, je fulmine. J’ai l’impression d’être à une vente d’esclaves ! Il s’agit d’êtres humains, mais ce sont des négociations de marchands de tapis. La rançon vient donc de grimper à 27 millions, c’est du grand n’importe quoi ! Je réponds par un non catégorique. Et j’ajoute, excédé : « Ça n’est même pas la peine d’aller poser la question à Paris, ça ne sera pas 27 ! » Abou Zeid ne répond rien, il me dévisage. Je reprends la parole pour briser ce silence pesant et joue mon va-tout : « Il faut que je parte d’ici avec quelque chose d’acceptable, sinon je ne reviendrai pas ! » Au moment où je prononce ces mots, l’un des lieutenants d’Abou Zeid l’interpelle : « Puisqu’il risque de ne pas revenir, autant ne pas le laisser partir. » Sur le moment, je ne comprends pas le sens de ces mots prononcés en arabe. Je vois seulement le visage d’Abou Zeid s’animer d’un sourire inquiétant, tandis que les Touaregs qui m’accompagnent deviennent livides. Je ne sais pas encore précisément ce qu’Abou Zeid et son lieutenant se sont dit, mais je devine sans peine que plus que jamais, je suis au bord de l’abîme.

Je répète que « notre président Nicolas Sarkozy ne fait pas dans la dentelle. Il ne veut pas négocier avec vous et ne veut pas vous donner le moindre centime ». J’insiste sur le fait que seules les sociétés sont disposées à payer quelque chose pour retrouver leurs employés, mais il faut être raisonnable pour que ce soit réalisable. Je joue sur l’intransigeance de notre gouvernement. J’ajoute que le président ne fera pas d’exception pour moi, ni pour les otages — ce qui est bien évidemment totalement faux, car Sarkozy est très favorable à ce qu’Areva et Vinci parviennent à libérer leurs employés. Le rictus qui déforme la bouche d’Abou Zeid s’estompe. L’émir redevient impassible, aussi impénétrable qu’un sphinx. J’embraye, convaincu que le dénouement de la pièce — qui ne doit pas virer à la tragédie — se joue maintenant : « Abou Zeid, tu dois vraiment faire un effort ! Nicolas Sarkozy, le président français, ne donnera pas un centime pour libérer les otages. L’offre que je formule maintenant est à prendre ou à laisser, car il n’y en aura pas d’autre. »