Heureusement, « quand l’élève se montre prêt, le maître va apparaître », promet un vieux proverbe asiatique. Je découvre l’existence du 11e Choc à cette époque. Le 11, cette unité du service Action de la DGSE, mon père, qui en avait entendu parler au cours de sa carrière de gendarme en Algérie, m’en explique le fonctionnement. C’est à la fois un immense soulagement — il y a donc une filière taillée à la mesure de mes ambitions — et un motif de stress intense — la voie pour y parvenir est étroite, il faut à tout prix réussir, car en cas d’échec rien d’autre ne m’apportera satisfaction.
Dès lors, le 11 devient une obsession comme tous les objectifs que je me suis fixés dans mon existence. L’alpha et l’oméga de ma vie d’aspirant saint-cyrien et de soldat première classe. 11e Choc… J’y pense jour et nuit, ce nom tourne en boucle dans ma tête. Je m’imagine parachuté de nuit à basse altitude, seul au milieu d’un environnement hostile, formant des francs-tireurs pour organiser une insurrection ou manipulant des soldats ennemis pour fomenter un complot. Je mets la main sur des revues de la DGSE, déniche des livres consacrés au 11. Dans mon esprit, j’en fais déjà partie, je me considère et me comporte comme un membre de l’unité légendaire. Des copains de la corniche font la même chose avec d’autres corps.
Nous ne sommes encore que des demi-portions, sans expérience, sans faits d’armes, mais entre candidats à Saint-Cyr la guerre des services a commencé. « Vous, les troupes de légions, vous ne réfléchissez pas assez, vous foncez dans le tas ! » attaque l’un. « Vous, le 11, vous êtes des corsaires ! » réplique un autre. Pour tenir solidement une position, il faut disposer de munitions, d’arguments et d’exemples à développer. Les joutes verbales peuvent même prendre un tour philosophique et opposer le culte du héros au mythe de l’agent inexorablement condamné à servir son pays dans l’ombre. « Les commandos parachutistes sont les plus courageux. » Riposte sanglante du tac au tac : « Oui, et vous êtes beaux comme de la porcelaine, vous supportez bien les décorations, mais assez mal l’épreuve du feu solitaire. » Ces attaques futiles, inutiles et toujours inexactes rythment nos espaces de détente. Elles nous permettent de nous jauger tout en éprouvant nos capacités respectives à nous assimiler à nos fanatures. Très vite, nous apprendrons que celles-ci sont toutes belles. L’esprit de corps et le don de soi sont des démultiplicateurs de vocation.
Mais une différence majeure persiste cependant entre toutes les unités de l’armée française et le 11 : un commando parachutiste attendra avec impatience un renfort blindé pour se sortir d’une mauvaise passe, quand un équipier du 11 ne pourra compter que sur lui. Au 11, cette capacité à manier les mots autant que les armes, à s’adapter à un conflit autant qu’au discours de son interlocuteur sera un atout. Mon plus grand atout — je ne m’en rendrai compte que beaucoup plus tard.
Entre copains de la corniche, nos chamailleries restent cependant bon enfant. C’est un jeu, une façon de se provoquer et de se confronter, mais nous n’y mettons pas d’agressivité. De ce point de vue, la classe préparatoire est une seconde famille. La compétition entre élèves n’empêche pas les amitiés qui s’y nouent d’être solides, les amours aussi — c’est là-bas que j’ai rencontré mon épouse — et les fêtes nombreuses.
Lors de la deuxième année, je suis responsable des activités de tradition. L’une des principales missions de ma fonction consiste à organiser la période de bahutage qui se termine le 2 décembre par le baptême annuel, c’est-à-dire l’accueil officiel des nouveaux arrivants dans la tradition de l’école, une cérémonie très officielle où chacun d’entre eux reçoit son calot définitif. Le bahutage dure trois mois. C’est à moi d’établir le programme avec quelques-uns de mes camarades de deuxième année, si possible en inventant des activités originales. Il s’agit d’une forme de bizutage, mais pas au sens qu’a pu prendre ce mot aujourd’hui. Il n’y a rien d’humiliant ni de cruel — je n’aurais jamais accepté —, car l’objectif n’est pas de laisser des séquelles mais de renforcer la cohésion.
Nous organisons ainsi des marches qui durent vingt-quatre heures. C’est un moyen pour chacun de manifester son courage, son endurance, sa résistance au froid et à la douleur… en réalité, surtout sa résistance à la douleur occasionnée par les ampoules aux pieds, rien de plus méchant. Néanmoins, parce que nous avons notre fanature choc, légion, para, parce que nous avons traîné nos godillots dans la boue toute une journée, dont six heures à la lueur d’un flambeau durant la nuit, nous nous considérons comme de grands guerriers. La vérité, c’est que si la sueur nous dégouline du front, le lait nous coule encore du nez. Une bande de gentilles larves avec un calot sur la tête ! Le métier, la carrière, les opérations extérieures ensuite éprouvent autrement les corps et les âmes. Qu’importe : nous aurons bien le temps de le découvrir. Après vingt-quatre heures d’expédition, nous retournons au camp, laminés. Douze heures de sommeil plus tard, nous sautons du lit. Sourire aux lèvres. Persuadés d’être les rois du monde. Quel bon temps !
À côté des exercices physiques, le bahutage comporte des défis plus ludiques. Nous décidons d’envoyer les bizuts faire la manche boulevard Saint-Michel. Est déclaré vainqueur celui qui revient avec les poches les mieux remplies. Puis, avec cet argent, nous allons trinquer ensemble à la mémoire des grands hommes, d’hier mais surtout de demain, dans un bistrot en face du Panthéon. J’institue aussi une course au trésor dans Paris, dont le but consiste à collecter des choses insolites. Démonter et rapporter une plaque de rue, ou chaparder son képi au gardien de la paix lui-même… et bien d’autres exploits potaches.
Au final, le nom du gagnant s’impose ; celui-ci a fait preuve d’originalité et de courage, son triomphe est total… à ce petit détail près que le jeune monte-en-l’air s’est fait pincer par les policiers du 7e arrondissement, alors qu’il tentait de déboulonner la plaque de la rue de Solférino ! Contrairement à son concurrent direct qui a bien rapporté une plaque de rue, celui-là a fait preuve d’une audace particulière et de références historiques intéressantes. Ce sera donc lui le lauréat… une fois revenu du poste de police !
Aujourd’hui, cette artère parisienne est bien connue du grand public parce qu’elle abrite le siège du Parti socialiste. Mais c’est d’abord son admiration pour la victoire de l’armée de Napoléon III sur l’armée autrichienne, lors de la bataille de Solférino en 1859, qui a guidé le choix de mon camarade. Plus de trois cent trente mille soldats avaient combattu dans cet affrontement, célèbre dans l’histoire militaire parce qu’il avait également vu l’utilisation de techniques nouvelles, comme le transport des troupes françaises en train. Grâce au rail, celles-ci n’avaient mis que quatre jours pour se rendre de Lyon jusqu’au Piémont, en Italie. Autant d’arguments et de détails qui n’ont guère adouci l’humeur de la maréchaussée.
Interpellé pied-de-biche à la main, mon condisciple est reparti menottes aux poignets. La plaque était toujours solidement fixée au mur, à peine égratignée, mais il avait eu le temps d’arracher un boulon pour preuve de sa bravoure. Avions-nous franchi la ligne jaune ? Porté atteinte aux monuments de France ? Bien sûr que non. C’étaient des bêtises de notre âge, mais dans la transgression nous savions parfaitement placer le curseur entre ce qui était acceptable et ce qui ne l’était pas. Les plaques n’auraient jamais terminé leur vie dans une poubelle. Grâce à elles, nous avions le projet d’ouvrir un petit musée à la corniche.