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Contrechamp Ma libération, par Françoise Larribe
« Adrar des Ifoghas, février 2011. Je ne suis plus avec Daniel, mon mari. Après ces cinq mois passés ensemble à survivre dans le désert, c’est une vraie déchirure. Les hommes d’Abou Zeid sont venus me chercher la veille dans l’après-midi et m’ont transférée de nuit dans le camp de leur chef. Je sais qu’un processus de libération est enclenché, mais mes ravisseurs ne m’ont donné aucun détail.
À vrai dire, j’ai du mal à y croire. J’ai trop appris à vivre au jour le jour, je n’ai plus l’habitude mentale de me projeter. Je repense à cette nuit — le 16 septembre 2010 — où nous avons été enlevés, avec mon mari et cinq autres employés, dans l’austère cité minière d’Arlit, au nord du Niger, où Areva exploite une mine d’uranium en plein désert. Je revois les jeeps où nous avons été jetés, les hommes en armes. “Vous savez qui nous sommes ? Nous sommes Al-Qaïda au Maghreb islamique”, nous ont-ils crié en fuyant vers le Mali voisin.
Notre prison n’avait pas de mur, juste l’horizon à perte de vue. Les hommes d’Abou Zeid nous ont confisqué nos montres et je me souviens qu’avec Daniel nous avons fabriqué un cadran solaire. Le temps ne passait pas plus vite pour autant. Des journées entières à attendre, sans rien à faire. La solitude, la lumière brûlante sans lunettes de soleil, la chaleur étouffante et les quelques gorgées d’eau saumâtre, contenue dans des fûts d’essence, auxquelles nous avions droit pour ne pas nous déshydrater…
J’ai changé de camp et je constate qu’ici, il y a beaucoup plus d’agitation. Les djihadistes bombent le torse, arborent fièrement leurs armes. J’ai le sentiment qu’ils veulent montrer combien ils sont forts. Ma vie d’otage m’a appris que les hommes d’Abou Zeid sont très organisés, avec des rôles clairement hiérarchisés. Je me fais aussi discrète que possible, je reste à l’écart, essayant tant bien que mal, sous ce soleil de plomb, de trouver un peu d’ombre pour poser ma couverture. Les arbres sont maigres, secs, je dois migrer sans cesse pour rester protégée des rayons.
Dans l’après-midi, j’aperçois Abou Zeid qui converse avec un homme de grande taille. Je remarque immédiatement à sa stature, à son allure qu’il n’est pas touareg, même s’il porte le tagelmust — le chèche des hommes du désert pour se protéger du sable — et leur longue robe traditionnelle. La sienne est bleue. Il n’est pas armé, en tout cas rien d’apparent. Les propos qu’il échange avec Abou Zeid ne me parviennent pas distinctement aux oreilles. Je reste cachée, à environ deux cents mètres d’eux, de l’autre côté d’un oued à sec.
Quelques minutes plus tard, le visiteur s’approche de moi : “Bonjour, je suis Jean-Marc. Je suis venu vous chercher, je travaille pour les sociétés.” Je suis méfiante. Le nouvel arrivant est peu loquace, il reste très vague. Mais qu’ai-je à perdre ? “Il va falloir être patiente, m’explique-t-il. Nous attendons d’autres personnes.” Puis la nuit tombe et, aux alentours de 22 heures, des soldats m’emmènent avec eux. Je suis conduite au cœur du campement, où Abou Zeid se dresse devant ses moudjahidin en armes et parle en arabe. Il y a les deux otages africains, Alex et Jean-Claude. Je remarque qu’un des soldats filme la scène. Je réalise brutalement qu’ils sont en train de tourner un film… sur notre libération !
Tout s’accélère. Une portière claque, une autre s’ouvre, je monte à l’avant d’un pick-up. Je suis assise à côté de Jean-Marc et de son guide. Ça y est, nous partons. Non ! Abou Zeid s’approche, il veut me parler. A-t-il changé d’avis ? Heureusement pas. Néanmoins il organise un tête-à-tête inattendu où il me pose des tas de questions, notamment sur ma vie à Arlit. Le chef d’AQMI s’adresse à moi d’une voix douce et lente, mais sans jamais me regarder dans les yeux. Un homme comme lui ne s’abaisse pas à plonger son regard dans celui d’une femme…
Cette fois, enfin, le 4×4 s’ébroue. Nous nous éloignons du camp et Jean-Marc se tourne vers moi : “Nous allons faire un voyage rapide qui ne va pas être confortable.” Je lui réponds que je m’en moque complètement, que je suis libre et que cela fait plusieurs mois que j’ai fait une croix sur le confort. Nous formons un convoi de trois pick-up qui roulent les uns derrière les autres. Nous filons pendant deux ou trois heures à toute allure, sous la voûte étoilée grandiose. Je devine qu’il faut rapidement mettre de la distance entre les djihadistes et nous. Je sens aussi qu’il y a un timing serré à tenir car j’entends Jean-Marc qui téléphone : “Allô, papa, le colis est arrivé.” Étrangement, je ne me sens pas du tout inquiète. Les halos des phares des deux autres 4×4 éclairent faiblement la nuit. Je regarde l’obscurité qui nous entoure et les quelques éléments du décor que je distingue défiler à vive allure. Le Touareg qui cisaille le volant — un grand coup à droite, un grand coup à gauche — pour absorber les irrégularités du terrain fonce à toute vitesse, notre pick-up semble littéralement voler au-dessus du sol.
Jean-Marc fait preuve d’une maîtrise de ce genre de situation qui m’impressionne. Je remarque tout de suite qu’il a du métier, qu’il sait précisément ce qu’il fait et qu’il garde toujours la tête froide. Nous nous arrêtons enfin pour dormir quelques heures. Jean-Marc sort du coffre des matelas autogonflables : ma première nuit un peu douillette depuis plusieurs mois ! Le lendemain matin, Jean-Marc me tend des vêtements de Touareg. Une tenue d’homme, taille XXL. Je jette au feu mes vieux vêtements — un geste que je regretterai ensuite, mais sur le moment il me semble libératoire. J’ai le ventre vide. Hélas, il n’y a rien à manger. L’intendance ne suit pas ! Au petit déjeuner ce matin-là, il y a du thé… mais rien d’autre. L’un des guides touaregs me déballe finalement un morceau de pain dur et, comme j’ai remarqué qu’il y a du lait, je m’en prépare une tasse sans rien demander à personne. Je note que le Touareg me regarde du coin de l’œil d’un air surpris. J’ai peut-être pris mes aises, mais la route est encore longue et je redoute trop l’hypoglycémie.
Nous reprenons notre périple. Je suis fascinée par certaines zones absolument somptueuses que nous traversons. D’interminables étendues désertes, entièrement vides, puis soudain une oasis verdoyante avec des puits d’eau, des nomades et leurs troupeaux de bêtes. “Nous sommes sûrement l’un des derniers convois à passer dans le coin”, me glisse Jean-Marc. Je lui reparle de Daniel et des otages : “C’est insupportable de les avoir laissés là-bas.” Il me répond, impérieux : “De toute façon, nous allons les libérer.” Il m’en fait la promesse solennelle. J’ai alors — j’ai toujours — une confiance inconditionnelle dans sa parole. À chaque instant, les choses semblent toujours se dérouler exactement comme il le souhaite. En effet, depuis qu’il est arrivé, notre exfiltration se déroule de façon parfaitement fluide. S’il est stressé, il ne le montre pas. Nos échanges sont cependant rares : je lui tends des perches, mais je comprends qu’il préfère rester discret.
Enfin notre convoi s’arrête. Les chauffeurs descendent, ils s’entretiennent avec d’autres Touaregs. Je ne comprends pas ce qu’ils se disent, mais je vois qu’ils s’entendent bien. Nous reprenons la route et nous roulons jusqu’à une vaste zone plate, caillouteuse. Terminus, cette fois. Un avion blanc atterrit, qui ne porte absolument aucun signe distinctif. Je monte à bord, suivie d’Alex et Jean-Claude. Nous nous envolons direction Niamey.