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Quelques heures plus tard, je suis sur le perron de l’Élysée, à Paris, soutenue par Maud et Marion, mes deux filles. Soulagée, mais éprouvée. Je ne pèse plus que quarante et un kilos. Surtout, je ne me sens qu’à moitié libérée. Je reste hantée par une image, celle de Daniel que j’ai laissé là-bas. »

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Bons baisers du Mali

Je n’oublie pas le calvaire qu’ont enduré les otages. Ils m’ont raconté, décrit leurs souffrances et leurs angoisses. Plusieurs d’entre eux se sont convertis à l’islam durant leur captivité et sont restés pratiquants. L’information n’a jamais été révélée car certains redoutent qu’elle soit mal interprétée par le grand public. Je pense qu’il est pourtant facile de les comprendre.

« J’ai rencontré Abou Zeid à six reprises, je me souviens de chacune d’entre elles », m’explique Marc Féret lorsque je le revois deux ans après sa libération. « Je lui ai dit : “Je veux connaître le règlement.” Il m’a tendu le Coran », poursuit-il. Je regarde Marc, il esquisse un sourire triste. Ethan, son fils, est né pendant sa captivité ; c’est moi qui lui ai fait parvenir des photos de son nourrisson lors de ma première rencontre avec Abou Zeid. « Tout ce que j’ai fait là-bas, dans le désert malien, je l’ai fait en mon âme et conscience, insiste-t-il, mais d’abord dans le but de rester en vie. C’est ce que j’ai expliqué aux services secrets qui m’ont débriefé. Après, il en reste ce qu’il en reste — la pratique d’une religion — mais je te rassure, je ne vais pas partir en Syrie… » Je sonde son regard : sa dernière phrase n’est ni une plaisanterie ni un sanglot, juste un constat.

Les otages étaient détenus par groupes de deux : Thierry Dol avec Daniel Larribe, Pierre Legrand avec Marc Féret. « Les accrochages avec nos geôliers étaient fréquents, poursuit Marc. Certains, par bêtise et sadisme, s’amusaient à nous réveiller en plaquant le métal froid de leur kalachnikov sur notre front. » La nourriture ? Frugale : « Un peu de farine mélangée à de l’eau la plupart du temps, parfois du riz, des pâtes, de mauvais morceaux de viande de chèvre, de mouton ou de chameau. » Le confort ? Inexistant : « Nous dormions à même le sol. » Comment ne pas devenir fou ? Réponse de Marc : « Je me suis dit : “Il faut que je vive, je ne vais pas rester sous un arbre vingt-quatre heures sur vingt-quatre.” Otage d’AQMI, ça ne laisse pas beaucoup de marge de manœuvre, mais je disposais d’un peu de liberté. Comme j’ai des notions de mécanique, je leur ai demandé si je pouvais m’occuper des voitures. J’ai nettoyé les injecteurs. Petit à petit, j’ai pris l’habitude de bricoler leurs pick-up. »

Marc me raconte aussi : « J’ai été autorisé à écouter RFI, j’ai su que nous avions changé de président en France. Nous vivions l’enfer à cause d’Abou Zeid, mais je lui concède — et je n’ai pas le syndrome de Stockholm ! — de toujours avoir été honnête avec nous. Ils ne nous ont jamais donné de fausses informations pour nous faire tenir le coup… » La reconstruction des otages est lente et pénible. Certains tournent définitivement la page, d’autres ont besoin de creuser les questions qui sont restées sans réponse. « À Paris, des gens ont pris la décision de nous faire pourrir un an et demi de plus là-bas alors que le vieux [Abou Zeid] était d’accord pour nous faire sortir ! » On va voir, hélas, qu’il a raison…

De son côté, Thierry Dol est resté mille cent trente-neuf jours aux mains d’AQMI, dans ce désert brûlant qui ressemble à la planète Mars. Les conditions de captivité de Thierry et Daniel Larribe étaient différentes de celles de Marc Féret et Pierre Legrand. « Nous étions la plupart du temps attachés, les yeux bandés, vivant et dormant à même le sol, a détaillé Thierry Dol dans Le Parisien[23]. Ils nous traitaient comme des esclaves, nous assignaient des corvées. Le plus dur pour moi était d’accepter cet état de soumission. Nous avons subi les menaces, les tortures, les simulacres d’exécution, où les geôliers tirent juste au-dessus de votre tête. Nous avions droit à deux litres d’une eau maculée de gazole par jour sous soixante degrés. La journée, nous étions assis dehors sous des arbres aux branches décharnées. Nous cherchions le moindre centimètre d’ombre en fonction des mouvements du soleil pour ne pas mourir déshydratés. »

Thierry Dol et Daniel Larribe ont fait une tentative d’évasion en février 2012. « Il fallait mettre un terme à ce cauchemar, explique Thierry. Je me disais : “Au bout, il y aura la liberté ou la mort, mais l’essentiel, c’est que cette situation s’arrête.” Pendant deux mois, nous avons stocké des restes de nourriture dans des vêtements. Nous avons aussi laissé des indices pour faire croire à un départ dans une direction, alors que nous allions en prendre une autre. Nous avons marché de nuit trente kilomètres pendant deux jours, jusqu’à rencontrer un chamelier dont le fils nous a dénoncés. » Ils ont pris des risques immenses. Abou Zeid était sans doute fou de rage. Je sais pourtant d’une source très proche qu’il ne les a pas punis. Le chef d’AQMI, qui trouvait les deux hommes courageux, a même adouci les conditions de leur détention par la suite.

Les otages ont souffert pendant leur captivité, mais d’une certaine manière — certains l’admettent — ils évoluaient dans une forme de présent, d’action. La douleur des familles de leur côté, sevrées d’informations, et donc promptes à imaginer le pire, ressemblait à un cauchemar où le temps s’arrête. Les proches, les amis ont été passés à la lessiveuse, rincés, essorés, épuisés nerveusement. Pendant trois ans, ils ont oscillé entre secret espoir et inquiétude dévorante. « Je suis suspendue aux informations », confiait Marie-Jo Dol, la mère de Thierry, son fils unique âgé d’une trentaine d’années. Même souffrance pour Françoise Larribe après sa libération, plongée dans l’attente anxieuse de celle de Daniel, son mari. Elle aussi a eu le triste privilège de regarder Abou Zeid dans les yeux. « Je l’ai vu deux fois, se souvient-elle. Il ne m’a rien dit, ce genre d’homme ne s’adresse pas directement à une femme. »

Pendant toute la période où j’ai négocié la libération des otages, AQMI et ses alliés avaient le contrôle militaire du nord du Mali. La situation a évolué en janvier 2013, avec l’opération Serval. Les troupes françaises, épaulées par des militaires africains, se sont déployées au sol. Tombouctou, Gao, les villes tenues par les rebelles islamistes ont été prises d’assaut et sont tombées presque sans combats. Puis l’armée française a entamé sa progression vers le nord, en direction de l’Adrar des Ifoghas.

Le 22 février 2013, Abou Zeid, localisé semble-t-il grâce à des interceptions téléphoniques, a été tué avec de nombreux membres de sa brigade — la katiba Tarik Ibn Ziyad —, probablement à la suite d’un raid aérien français. Pour les proches des otages, qui dans le registre de l’angoisse ne pensaient pourtant pas pouvoir franchir un palier supplémentaire, la tension a monté encore d’un cran. « Nous traversons des heures terribles, confiait, épuisée, Marie-Jo Dol. Nous sommes devant l’ordinateur avec mon mari et nous attendons. Nous en sommes malades… » Même cette femme, très croyante, qui jusqu’alors s’était efforcée de rester positive, n’avait plus la force de faire passer un message d’espoir : « C’est très dur, nous vivons de mauvais, très mauvais moments. Nous sommes ses parents, nous le savons là-bas et nous ne pouvons rien faire. Juste attendre… »

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Le Parisien, 28 décembre 2015.