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Les Khmers, c’est d’abord un saut dans le temps — un mouvement politique et militaire communiste radical d’inspiration maoïste. Le qualificatif « rouge » ne désigne pas tellement le sang que le régime a abondamment fait couler, c’est d’abord la couleur de la révolution. Au printemps 1975, les Khmers rouges s’emparent de Phnom Penh, la capitale du Cambodge, au terme de plusieurs années de guerre civile, établissant le Kampuchéa démocratique. Pol Pot, leur leader, impose une dictature d’une extrême violence destinée à créer une société communiste sans classes, purgée de l’influence capitaliste et coloniale occidentale, ainsi que de toute religion. Cinq ans plus tard, en janvier 1979, les KR sont finalement chassés de Phnom Penh par les forces vietnamiennes. Leur régime affiche un bilan tragique estimé à deux millions de morts, alors que le pays ne comptait que sept millions d’habitants. Pol Pot est en cavale certes, mais le Cambodge ne connaît pas pour autant la paix intérieure. Des Khmers rouges dissidents forment un nouveau gouvernement. À partir de 1979, la guerre civile reprend et se poursuit plus de dix ans entre les KR réfugiés dans les montagnes et le nouveau pouvoir en place, appuyé par le Vietnam. Finalement, un cessez-le-feu est obtenu sous la supervision de l’ONU en octobre 1991, lors de la signature des accords de paix de Paris. Ces accords permettent l’établissement d’une Autorité provisoire des Nations unies au Cambodge (APRONUC), chargée de préparer une nouvelle Constitution et le retour de la monarchie au Cambodge. Pour cela, l’APRONUC organise une opération de maintien de la paix sur place, de février 1992 à septembre 1993.

Une langue étrangère, un pays de mousson, les ravages d’une terrible dictature puis d’une interminable guerre civile, nous n’aurons pas beaucoup de repères. Notre objectif est clair : convaincre la faction khmère de désarmer ses troupes. La mission m’enthousiasme particulièrement. Elle intègre des paramètres purement militaires — la gestion du camp et des hommes, la présence d’un ennemi fugace et menaçant —, mais aussi une dimension diplomatique et stratégique parfumée d’exotisme, ce goût d’ailleurs lointain qui façonne les grandes aventures. Au final, sans que j’en aie alors conscience, elle est extrêmement proche d’un type de missions qui me seront confiées plus tard au service Action.

Nous arrivons les premiers au Cambodge. Au départ, il est programmé que nous partagerons la mission avec un bataillon de l’Uruguay, mais les Sud-Américains ont du retard. Les Français descendus de l’avion en temps et en heure héritent donc de la zone uruguayenne, deux fois plus grande que celle dont nous sommes censés avoir la responsabilité. Tant mieux.

De longues études, des nuits blanches le nez dans les livres, des entraînements éreintants, la mise à l’épreuve du corps, des efforts et des sacrifices pour en arriver là, maintenant. Cette fois, les choses sérieuses commencent véritablement. Me voilà seul à la tête de ma section, au nord du Cambodge, au bord du Mékong, pour prendre contact avec les Khmers de la zone qui m’a été confiée, cachés dans les forêts et les montagnes. Les accords de Paris ont donné une réalité à la paix, mais l’encre est à peine sèche sur les documents signés par les grands de ce monde. La concorde récente n’est encore qu’une concorde de papier.

Nous avons pour mission de localiser les Khmers pour les convaincre que les accords signés ont accouché d’une paix réelle et durable. Ceux-ci restent loin d’en être convaincus. Les miliciens khmers vivent embusqués dans le maquis luxuriant et impénétrable de l’Asie du Sud-Ouest. Ces soldats sont lourdement armés, redoutables, et la plupart se sont rendus coupables d’atrocités. Ce ne sont pas des hommes qu’on recherche la fleur au fusil, ni qu’on convainc au cours d’une joyeuse discussion, en leur tapant sur l’épaule. Certains continuent d’ailleurs de harceler les populations, s’extirpent furtivement de la jungle pour mener des raids et semer le chaos dans les villages. La zone entière demeure très dangereuse. Ils sont insaisissables, du moins est-ce leur réputation. Installés aux confins de forêts inextricables, les combattants khmers rouges semblent impossibles à approcher. Pourtant, ils sont bien là.

Chaque matin nous avons des témoignages de la population qui nous rapporte le passage nocturne d’éléments KR dans les villages le long des axes routiers. En réalité, ils ne sont pas du tout retranchés. Ils bougent sans cesse avec armes et bagages et famille aussi. Ils se ravitaillent et tentent aussi de recruter quelques jeunes gens en distribuant des tenues de combat. Un subtil équilibre semble s’être installé. Les KAPAF, les forces armées du nouveau pouvoir en place, quittent des lieux que les KR investissent et quittent à nouveau. Ils ne se croisent quasiment jamais. Les KAPAF se déplacent de jour et les KR la nuit. Je comprends alors que l’approche de ces derniers est possible. N’étant ni des diables ni des fantômes, ils ont des besoins logistiques et surtout ils communiquent pour s’informer des mouvements adverses. Dès lors, ils ont obligatoirement des antennes dans les villages situés sur les axes fréquentés par l’armée. Il ne me reste qu’à les utiliser, mais comment ?

Je suis lieutenant, seul aux commandes. Le jour de l’arrivée à Talabarivath, notre région de destination, les bonzes du monastère qui jouxte notre camp m’accueillent comme le prince du Cambodge en personne. J’ai à peine trente ans, les hommages disproportionnés et le festin à la fois sobre et gargantuesque durent vingt-quatre heures. Je suis dans le temple, assis en tailleur, entouré de statues de Bouddha, gavé de riz comme une oie cambodgienne. Les bonzes défilent, se prosternent, m’abreuvent d’un flot de paroles dont je ne parviens pas à déchiffrer un traître mot. Sourires immenses, politesse infinie, manières exquises, leur accueil m’honore et me trouble.

J’ai enfin trouvé comment contacter les KR : par les bonzes ! Je les ai vus se rendre en forêt chaque jour. Ils se déplacent pour méditer et parfois accompagner quelques paysans en quête de gibiers. Ils vont et viennent sans rencontrer le moindre problème. Ne seraient-ils pas capables de porter un message ? Je vais exploiter cette option et, dès demain, je leur donnerai une lettre écrite en khmer par mon interprète. Une invitation « en l’air », destinée à qui veut la lire. Une invitation à prendre contact avec nous selon les modalités qui leur conviennent. Et nous verrons bien. J’ai l’impression d’être un pêcheur qui va lancer sa ligne. Le poisson va-t-il mordre ? Nous verrons bien…

Je suis satisfait d’avoir été invité à cette fête même si je ne me sens pas vraiment à ma place. Déconcerté, je parviens à faire bonne figure, mais je n’ai pas l’habitude de ces cérémonies officielles. Je pense aux hommes, dehors, à quelques centaines de mètres. Ma section transpire à monter les tentes et installer le camp de toile pour nous protéger des pluies de mousson, diluviennes. Le temps me semble long, mais bientôt je retrouverai les rigueurs de la vie militaire, avec joie.

Les premiers jours se déroulent sans incident notable, à l’exception d’une rumeur qui nous parvient via les paysans : les miliciens khmers n’auraient aucune intention d’abandonner les armes, au contraire, ils se prépareraient plutôt à en découdre. L’information, invérifiable, ne m’inquiète pas outre mesure, mais j’en avertis les hommes en leur demandant de rester vigilants. Voici ce que j’écris alors, dans le « Cahier de marche » que je tiens minutieusement à l’époque :