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Talabarivath, Cambodge, le 8 juin 1992

Les soldats ont un enthousiasme à toute épreuve et l’annonce des intentions hostiles des partisans de Pol Pot ne les a même pas ébranlés. Je tire une grande satisfaction à commander ces hommes qui me surprennent de jour en jour, même si les irréductibles de la bêtise sévissent toujours. Quant à mes chefs de groupe, ils ont bien leurs hommes en main. Il faut dire qu’ils passent leur temps avec eux. En revanche une chose me dérange, et j’espère y remédier dès demain. La structure du camp ne permet pas à toute la section de prendre un repas ensemble. Cela sera possible dès que le réfectoire sera activé, ce qui ne devrait pas tarder car nous avons déjà inauguré une table pour une bonne quinzaine de personnes.

Les heures, les semaines défilent. Les rumeurs d’attaque se sont évanouies, rendant la difficulté à laquelle nous sommes confrontés chaque jour de plus en plus évidente : impossible de prendre contact avec les Khmers rouges. Ils sont là, nous observent en secret, omniprésents mais invisibles, dissimulés dans le décor tout autour de nous. Hélas, comment les approcher ? Comment entamer des pourparlers ? Les éclaireurs que j’ai dépêchés sont revenus bredouilles et entreprendre une expédition de grande ampleur dans les montagnes exposerait mes hommes à des risques que je ne souhaite pas courir pour l’instant. Je tourne et retourne le problème dans ma tête.

Et si, finalement, la solution s’était présentée à moi dès le premier jour ? L’intermède protocolaire et diplomatique avec les bonzes pourrait avoir été plus utile que je ne l’ai cru… Les jours suivants, je multiplie les visites au monastère. Je maîtrise mieux la langue, que j’étudie, et les échanges gagnent en précision et en profondeur. Les moines bouddhistes se prêtent paisiblement au jeu et deviennent rapidement des correspondants efficaces. J’obtiens de plus en plus d’informations sur les environs, la population, les jeux de pouvoir locaux. J’ai surtout remarqué que chaque matin, des bonzes partent à dos de buffle dans les montagnes. Lorsqu’ils sont dans les hauteurs, les moines croisent nécessairement des KR. Je retourne au monastère et j’enrobe mes propos d’un luxe de précautions : « Mes amis, vous avez accès aux montagnes où les Khmers se dissimulent. Je sais que vous n’avez aucun contact avec eux, vous me l’avez dit plusieurs fois. Mais une fois là-haut, si jamais — si jamais ! — vous croisez un chef khmer, faites-lui savoir que je suis prêt à venir le rencontrer. » Les bonzes opinent poliment de leur crâne glabre. Je les salue, ils se lèvent et défroissent leur somptueuse robe jaune safran. Le succès ou l’échec de ma mission leur appartient maintenant pour partie.

Le temps passe mais la routine met du temps à s’installer sous ces lointains tropiques. La vie quotidienne au camp continue d’apporter chaque jour son lot de surprises. Stupéfait la première fois, je fais par exemple connaissance avec la cigale du Cambodge, beaucoup plus grosse que sa cousine européenne. Son chant est synthétique, une longue vibration très intense que l’oreille perçoit jusqu’à plusieurs centaines de mètres. Les mois de saison sèche, la toilette se fait dans le Mékong. Mais dès l’arrivée des premières pluies de mousson, chaudes et drues, les douches se prennent en plein air, un vrai régal ! À cette occasion, je constate que nos travaux de terrassement ont été bien menés. Le réseau de canaux creusé autour du camp et entre les tentes pour nous mettre à l’abri des inondations nous permet effectivement de dormir au sec. C’est du côté de la gamelle que la lassitude risque peut-être le plus de se manifester. Riz, riz, riz… au Cambodge, le régime alimentaire militaire et les habitudes culinaires locales fusionnent facilement. Je fais tout mon possible pour rompre la monotonie de l’assiette et garder les papilles de mes troupes en alerte. Nous faisons ainsi l’acquisition d’un cochon d’une quarantaine de kilos. Un dimanche, un de mes sergents chef de groupe, accompagné de ses deux caporaux, se propose de s’occuper de la bête pour en faire un méchoui délicieux.

Les paysans que nous côtoyons au quotidien sont des gens simples et dociles. Notre présence les rassure, mais la menace khmer rouge reste omniprésente dans leurs esprits. Certains qui ont conservé des armes rechignent à nous les remettre. Ils ne sont pas décidés à enfermer leurs fusils dans une armurerie, quand bien même ils en conserveraient la clé. Les événements leur donnent d’ailleurs plutôt raison.

Un soir, à minuit pile, nous sommes réveillés par une succession d’explosions à proximité du camp. Après avoir pris les dispositions de combat, nous nous positionnons dans les tranchées qui entourent le site. De longues minutes stressantes, les yeux écarquillés à tenter de percer l’obscurité. Mais rien, les Khmers ont disparu. Ils sont seulement venus délivrer un message : « Restez sur vos gardes, nous vous surveillons. »

À côté des frissons d’angoisse, il y a aussi les frissons de fierté. Les contacts avec la population sont galvanisants. Ce peuple étouffé par vingt-cinq années de guerre respire l’espérance. À chaque passage d’un soldat de l’UNTAC, ainsi qu’ils nous appellent, les jeunes enfants crient leur espoir en hurlant : Tuyau, tuyau, c’est-à-dire : « Vive, vive »… Je me souviens aussi d’une chanson de bienvenue et de remerciement qu’une Cambodgienne nous a apprise un soir. J’attends avec impatience de la traduire avec l’aide de l’interprète. L’air n’est pas vraiment assez martial pour en faire un chant de marche mais je ne désespère pas de m’en inspirer pour apprendre un chant original à la section. Je l’ai retranscrite phonétiquement dans mon « Cahier de marche » :

Op ôn satô totoul am nô, bôwô zousdey, Op ôn satô smardey contro tracktirt tlatley Som y min tio tiey sarey sousdey sopper men col
Tieyo preyoumet tney tiet som y tieu mao Tosema prote kniom day sekrey coursom day tiet smôso Iam totool om mô tchoup tchep bôvo soup hear men col.

Le sourire était-il plus large que d’habitude ? Peu probable, car difficilement possible. En tout cas le bonze qui marchait vers moi a immédiatement retenu mon attention. Le détail qui m’a interpellé, en réalité, c’est la lettre qu’il tenait à la main. L’invitation d’un officier KR. Le rendez-vous est fixé dans une petite clairière au milieu de la jungle. C’est peut-être un piège, mais le seul moyen d’en avoir le cœur net consiste à se rendre au lieu précis à l’heure dite.

Il est tôt, les brumes matinales ne sont pas encore dissipées. J’avance avec ma mini-section, je n’ai pris que deux groupes avec moi. Le troisième est resté au camp avec mon adjoint. Une vingtaine d’hommes constitue l’élément de prise de contact. Je marche avec le groupe de tête, un guide et le bonze messager. Un observateur de l’ONU nous accompagne. Parvenu à la clairière, j’abandonne le gros des troupes, que je place en lisière, pour poursuivre avec quelques hommes seulement. Nous progressons les pieds dans l’eau, traversons plusieurs rizières en direction d’un gros rocher qui se découpe au loin.