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— En effet !

Elle pousse un petit cri de joie et appelle :

— Scott ! Viens vite voir : des Français !

Là-dessus, elle me tend la main en gloussant des « Hello, French boys ! hello ! hello ! »

L’autre moitié du couple se pointe (du Raz, ou plutôt du rase) avec une fausse barbe de père Noël consécutive à un savonnage exubérant. Il tient un rasoir à manche à la main et il ferait franchement nain s’il mesurait deux centimètres de moins. Il est en maillot de corps douteux (le corps comme le maillot) et caleçon court à rayures roses sur fond blanc.

A son tour, il pousse des « Hello » frénétiques, gambadant comme un gnome sur la lande bretonne, à qui une faunesse dévergondée montre sa petite culotte fendue.

Les Minsky délirants nous font pénétrer dans leur antre ce qui nous permet de constater qu’ils sont, (lui du moins) « tailleurs en chambre ». Ils nous expliquent qu’étant juifs polonais, ils sont parvenus à s’évader du wagon qui les conduisait à Dachau, et par miracle ils sont tombés sur un camp de prisonniers français travaillant dans les bois, alors qu’ils erraient sans nourriture. Ces derniers les ont planqués pendant plusieurs jours dans les ruines d’une grange ; ils leur ont fourni des vêtements, un peu d’argent, une boussole et, grâce à cette aide inespérée, le couple est parvenu à gagner la Suisse où de la famille les a accueillis et leur a payé le voyage aux États-Unis.

Nous sommes « leurs premiers Français », depuis cette époque mémorable, d’où la liesse déclenchée par notre survenance.

Dès que je peux en placer une, je leur demande la date de leur arrivée dans l’immeuble de Bloomfield. La réponse me comble : 1948.

— Vous avez connu, par conséquent, le docteur Thomas Garden ?

— Très bien : il habitait le huitième ; c’était un homme charmant.

— Mais qui a mal fini ?

Pépère court achever son rasage, tandis que Poupette tient seulâbre le glaviotoir. A tout bout de champ elle nous attrape une main et la baise. Elle est exquise, cette petite vioque. Un bijou.

Je reviens à mon Doc :

— Il lui est arrivé de graves ennuis, n’est-ce pas ?

La souris couine de compassion.

— Il a perdu la tête pour une femme ! affirme-t-elle catégoriquement. Une petite actrice, mais qui a fait son chemin depuis, davantage avec son derrière qu’avec son talent ! On a projeté, en Europe : Princesse Indigo ?

— Pas que je sache, ou alors sous un autre titre, réponds-je.

— Eh bien, c’était elle la vedette, déclare la vieillette. Elle a également fait du théâtre à Broadway. Et puis elle est devenue la maîtresse quasi officielle du sénateur Della Branla. Elle s’appelle Norma Gain, ça ne vous dit rien ?

— Vous savez, j’habite Saint-Cloud et je lis peu les journaux américains.

— Une fieffée garce ! ponctue mamie Minsky.

— De qui parles-tu, ma colombe d’azur ? demande son nabot qui radine, superbe dans un pantalon de velours et un blouson de daim en chlorure de vinyle.

Ses vieilles joues flasques saignotent par les mille coupures qu’il s’est infligées et il lui reste des zones de barbe sous le menton, plus de la mousse à savon dans le pavillon des portugaises. Une fois qu’il est rasé, tu t’aperçois qu’il a une frime de marionnette jubilatrice.

— Je parlais de Norma Gain, mon bijou, l’affranchit sa bergère.

— Et qu’est-ce que ces gentils Français ont à voir avec une pute pareille ? s’étonne le cher vieillard.

— Ils me questionnent à propos de ce pauvre docteur Garden. Je leur racontais que si Thomas s’est mis à perdre les pédales, c’était pour faire une vie de rêve à la gueuse !

— En tout cas, elle est bien punie, ricane le gnome.

Je dresse l’oreille (la droite, ma meilleure).

— Pourquoi dites-vous cela, monsieur Minsky ?

Il grattouille son étagère à mégots avec le doigt que, dans sa grande mansuétude, le Seigneur nous a donné pour le faire, à savoir l’auriculaire.

— Tu leur as dit que cette sale garce était devenue l’égérie du sénateur Della Branla, ma libellule ?

— En quelle année ? coupé-je.

Ils réfléchissent à l’unisson.

— En 61, répond le faux nain.

— Je dirais plutôt 62, rectifie Baby-mémé.

Moi, driveur d’interrogatoires professionnel, je ramène l’eau de leur conversation dans le caniveau des révélations, comme l’écrirait, j’en suis intimement convaincu, M. Maurice Schuman de l’Académie française s’il savait écrire des romans.

— En quoi Norma Gain a-t-elle été punie ?

Ils vont pour jacter tous les deux, mais le gnome laisse la priorité à Colombine.

Elle narre :

— Le sénateur Della Branla était un homme extrêmement puissant et séduisant, vous avez vu sa photo dans le journal ?

— Je ne lis que Le Courrier des Hauts-de-Seine, petite madame, et il est rare que cet hebdomadaire, particulièrement bien fait, au demeurant, publie des photos de sénateurs U.S.

Elle a ce geste en chasse-mouches auquel rêvent tous les étrons abandonnés dans les chemins creux.

— Je vous disais que Dean Della Branla était un homme séduisant, donc un homme à femmes. Il ne comptait plus ses conquêtes et vivait au milieu d’une cour de pécores jalouses. Norma était la maîtresse en titre, certes, mais ce titre envié faisait grincer beaucoup de jolies dents blanches. Un jour, elle a été révolvérisée dans sa maison de Beverly Hills par un tueur à gages, et l’on n’a jamais su qui avait commandité le « travail ».

— Elle a été tuée ? demande Mathias.

La question me paraît saugrenue, la chose allant de soi. Un tueur à gages ricain, en général, ça ne pardonne pas. Mais contre toute attente, le vieux déclare, voulant prendre part à la converse :

— Elle en a réchappé après deux mois de coma. Seulement maintenant elle est non seulement défigurée mais complètement poreuse.

Le terme est amusant, ou alors je traduis mal le mot « porous », non ?

— Parce qu’elle vit toujours ?

— J’ai lu un entrefilet à son sujet dans un journal de télévision, annonce Alice (au Pays de la mère Veil), car on repassait un de ses films ; « Touch me, Darling ». Il paraît qu’elle vit dans une petite maison de Sunset Boulevard en compagnie d’une femme de chambre et d’une infirmière car, après l’attentat, le sénateur lui a établi une rente à vie, ce qui était chic de sa part, ne trouvez-vous pas ?

— Il a la reconnaissance du sexe, conviens-je.

— Avait ! rectifie le farfadet, car il est mort aussitôt après dans un accident survenu à son Jet privé.

— C’était en quelle année ?

— Fin 63.

Mathias a enregistré toutes ces bavasses, en homme précautionneux.

On se retire après avoir fait la bibise aux Minsky et leur avoir promis de radiner à leur secours si un jour le Ku Klux Klan les faisait chier.

— Tu vois que j’avais raison de vouloir connaître cet immeuble, triomphé-je. Mon flair, Rouquin, mon pif d’homme bien membré ! Je n’ai qu’à marcher derrière mon nez : il m’emmène toujours là où je dois me rendre !

5

LES LÉSIONS DANGEREUSES[12]

Dans ma grande sagesse climatisée, je me dis que si la grande Norma Gain vit dans une vraie maison, c’est qu’elle n’est pas réduite à l’état de géranium, sinon elle serait dans un hospice pour riches gâteux. Premier point.

Et puis je me dis aussi, mais ça avec l’aimable participation de Xavier Mathias, que la version selon laquelle c’est une rivale jalouse qui l’aurait fait abattre par un tueur n’est guère satisfaisante.

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12

Chapitre dédié à Pierre Choderlos de Laclos.