Je veux bien que nous soyons aux States, pays de toutes les dingueries, mais je vois mal une pétasse jalmince se mettre à la recherche d’un équarrisseur pour lui faire zinguer une autre radasse. Qu’elle l’eût fait vitrioler, d’accord, c’est monnaie courante chez les frangines exacerbées. Mais buter froidement, c’est une autre paire de quenouilles, comme disait ta grand-mère qui en avait vu de dures.
— Sais-tu à quoi je pense ? me demande l'homme aux cheveux couleur de désastre-écologique-d’été-dans-l’Estérel.
— Toujours, réponds-je, car je le pense également.
— Le sénateur Della Branla est mort « accidentellement » à la fin de l’année 63.
— Et Kennedy a été assassiné le 22 novembre de la même année. Alors toi, graine de Sherlock, tu échafaudes l’hypothèse suivante : « Et si le sénateur Duchnock avait trempé dans un complot contre le Président J.F.K. ? Et si, cavaleur et mec à femmes comme il est, il en avait touché un ou deux mots à sa belle Norma ? Et si cette dernière avait confié le secret au docteur Garden ? Et si, en haut lieu, on avait eu vent de ces fuites et, pour assainir la situation, décidé de liquider les trois personnes compromises ?
Mathias hoche la tête.
— D’accord, je pense dans ce sens-là, mais on bute sur une impossibilité.
— Laquelle ?
— Comment Norma Gain aurait-elle pu affranchir Garden puisque quand elle est devenue la maîtresse du sénateur, il se trouvait dans un pénitencier ?
On retrouve la rue, la longue limousine noire avec Béru pionçant à l’intérieur. Nancy écoute de la zizique que lui transmettent des écouteurs. Le léger casque écrase sa chevelure calamistrée. Elle me sourit, adossée à l’aile avant droite de son véhicule. Il fait beau. Au sommet de la colline, le mot « Hollywood » se détache sur le ciel en immenses caractères blancs.
— Où allons-nous ? s’informe la chérie noire.
— Sunset Boulevard, chez Miss Norma Gain. Vous pouvez demander son adresse précise aux renseignements, par votre téléphone de bord ?
Elle a ôté ses écouteurs et remonte dans le grand fourbi à la con. Le luxe vu par l’Amérique, je te jure, c’est quelque chose ! Bérurier a glissé de sa banquette. Il est agenouillé sur le plancher de la tire, le buste sur le siège, les bras en oreiller et il ronfle comme un meeting d’aviation.
On le repousse un peu afin de se loger dans le véhicule.
— Il n’y a qu’une personne qui pourrait nous affranchir, déclare Mathias.
— Je sais, dis-je : le lieutenant Quinn. Seulement pour le faire parler, celui-là !
Il tapote sa poche.
— Tu oublies mon petit nécessaire. Tu as vu comme après une injection le truand était docile et coopératif ?
— Pas commode de bricoler une injection à un homme de son importance. Il a dû monter en grade, depuis 63.
— Ou plus vraisemblablement prendre sa retraite, ce qui le rendrait davantage accessible.
Je feuillette mon petit calepin minable (qui me vient de papa). Couverture de moleskine noire, papier jauni, ligné, avec une marge rouge. L’avant-guerre, quoi ! Il nous en reste plusieurs paquets de cinquante au grenier ; je te l’ai déjà dit, c’était sa marotte à mon dabe, les calepins. Il va falloir des générations pour écouler son putain de stock !
— Avant de partir, j’ai pris le numéro du service de renseignements de notre ambassade de Washington.
J’ouvre la vitre et demande à Miss Bronzette de me composer le numéro. En moins de jouge j’ai en ligne un mec qui a l’accent du Midi. Parler le yankee dans ces conditions, ça devient un numéro de music-hall, l’aïoli corrige la nasillerie américaine.
Je me fais connaître et annonce mon chiffre de code secret. Après quoi j’exprime mon problème qui est d’obtenir l’adresse d’un certain lieutenant Quinn qui devait marner pour la C.I.A. au début des années 60. Mon terlocuteur me demande de le rappeler dans une heure.
En général, les crèches alignées sur le Sunset Boulevard sont plutôt opulentes, parfois même somptueuses, mais avec souvent la faute nouveau-riche-ricain : soldats peints, en tenue de grenadier sur les terrasses, personnages de la mythologie Disney disséminés à travers les pelouses, ponts chinois sur des cours d’eau en circuit fermé ! Tout ce pauvre folklore de gens qui, n’ayant pas de passé, tentent désespérément de se fabriquer un présent de pacotille. Tu as des maisons de style andalou, d’autres néogothiques, beaucoup de normandes à colombages, des crèches Arts déco et même, même quelques maisons californiennes !
La demeure de Norma Gain est des plus simples : huit cents mètres de gazon avec, posée dessus, une construction cubique, blanche, qui ressemblerait à un dispensaire dentaire si elle était un peu plus grande.
Un chien danois à l’expression aussi avenante que celle qu’avait le regretté Adolf Hitler lorsqu’il souffrait de ses hémorroïdes, se jette contre le portail blanc quand nous sonnons. Pas le genre aboyeur : le genre déchireur de culs.
Au bout d’un temps, une donzelle noire se pointe. Elle n’est pas vêtue en soubrette puisqu’elle porte un pantalon de lin rouge et un gros pull, de cinq tailles trop vaste, bleu marine (d’ailleurs il est décoré d’une grosse ancre). Elle saisit le vilain toutou par son collier, s’arc-boute pour nous laisser entrer.
— Vous êtes les nouveaux ? demande-t-elle.
Nous répondons par l’affirmative et sans avoir l’impression de mentir. Effectivement, nous sommes nouveaux, n’ayant encore jamais mis les pieds céans.
Elle nous introduit dans un livinge-roome comme je n’en ai jamais revu depuis que Mme Ripaton a fermé son bordel plus ou moins clandestin, à Courcelles.
Deux personnes l’occupent pour l’heure : une monstrueuse obèse d’au moins trois cents livres, vêtue d’une blouse blanche défaite sur le devant, because l’ampleur du ventre, et qui gît dans un fauteuil club environné de bouteilles de bière vides. Elle en a une, à demi pleine, posée en équilibre sur l’accoudoir de son siège et elle se gave de pommes chips puisées dans un grand sac en papier transparent. Je la situe comme étant l'infirmière annoncée à l’extérieur. C’est une Blanche, et même une blonde, aux joues écarlates. Ces dernières sont si grosses que t’as l’impression qu’elle est en train de gonfler l’enveloppe d’un ballon d’observation.
Je ne vois que de dos le deuxième personnage, car il se tient devant un poste de téloche et nous tourne le dos. Tout ce que nous en savons, c’est qu’il s’agit d’une femme et qu’elle est en robe du soir avec un boléro de vison blanc sur les épaules.
La bonniche en civil nous montre un tapis roulé, le long d’un mur.
— Cette fois, vous allez avoir du boulot, nous dit-elle. C’est du vin rouge et du vernis à ongles qu’elle a répandus.
Je réalise dès lors qu’elle nous prend pour des nettoyeurs de tapis, gens auxquels on doit beaucoup faire appel dans cette maison, la propriétaire devant probablement les souiller à tout propos.
Je lui explique qu’il y a maldonne et que nous sommes des journalistes français venus faire un reportage sur les anciennes gloires d’Hollywood, dont Miss Norma Cain, l’inoubliable interprète de La Princesse Indigo.
Là, c’est l’infirmière obèse qui nous prend en charge :
— Écoutez, les gars, vous vous êtes déplacés pour rien : Miss Cain n’est pas en état de vous répondre.
— On ne sait jamais, insisté-je en passant devant ses abominables cuisses écartées pour gagner le poste de télé.
Madoué ! Cette vision d’enfer ! Totalement défigurée, la vedette ! Elle a un grand trou sombre à la place de l’œil droit. La pommette a été pulvérisée par une balle, le lampion arraché, la bastos a traversé la tête et elle est ressortie par la joue gauche que laboure une profonde cicatrice à bourrelets.