Une Lincoln verte et grise nous emporte bientôt à travers cette immense ville invisible. Les maisons sont tapies dans la grande forêt couvrant Los Angeles et seuls les buildings de quelques centres commerciaux se dressent çà et là dans le paysage feutré. A Los Angeles, les distances sont si considérables qu’on ne peut s’y déplacer qu’en bagnole, si bien que tout piéton est suspect. Un gonzier qui arpente le fameux Sunset Boulevard incite les voitures de police à stopper et il lui est demandé où il se rend et pourquoi il s’y rend pedibus.
Pour te donner une idée de l’envergure de cette étonnante cité : le Sunset Boulevard en question mesure cent kilomètres de long ! Une gagneuse qui aurait à cœur de tout l’arpenter, se farcirait la distance Lyon-Grenoble, ce qui serait mauvais pour ses talons aiguilles !
J’ai retenu des chambres au Beverly Hills Hotel et nous avons droit à trois pièces donnant sur un grand jardin exubérant. On jette chacun sa valoche sur son lit et on se réunit autour d’une bouteille de vin californien pour tenir conseil. C’est Béru qui verse et qui boit. Mathias et moi le regardons en admirant sa santé. Les heures de vol, le décalage horaire, lui, connaît pas. Le picrate constitue sa génératrice, son carburant miracle, son élixir d’énergie. Il est là, rassemblé dans un fauteuil pullman, un verre en main, son autre paluche enserrant le goulot de la boutanche pour une imminente versée, le regard maquignonnesque, les lèvres saignant le jus de la treille, à la fois débonnaire et rusé.
Il dit :
— Si qu’on est aux Zétats-Zunis pour s’l’ment quat’ jours, y s’rait bon qu’on s’bougeasse le fion sans trop tarder, mes mecs !
Exhortation pleine de sagesse.
— Que décides-tu ? questionne Mathias.
Je joins mes mains de pianiste devant mon nez délicat, comme le fait un père chartreux auquel l’un de ses frères convers vient confesser qu’il a foutu la fille du jardinier enceinte. Ce geste marquant une réflexion élevée intimide mes deux compagnons. Ils attendent, avec l’heureuse certitude qu’en fin de méditation quelque chose de noble et de grand tombera de ma bouche.
Enfin, le grand San-Antonio parle :
— Pour commencer, nous allons affréter une limousine avec chauffeur, dit-il, ce sera un gain de temps car nous ne connaissons pas cette ville tentaculaire. Dans un premier temps, nous nous mettrons en quête du dénommé Robin Bolanski, le meurtrier du détenu Garden. Si nous avons la chance de trouver cet homme, nous essaierons d’obtenir ses confidences, en admettant qu’il en ait à faire. Après quoi, nous tenterons d’enquêter sur le docteur Garden pour savoir ce qu’étaient ses fréquentations à l’époque où il exerçait. Ces deux objectifs traités, poursuit l’admirable San-Antonio, duquel je ne dirai jamais assez tout le bien que j’en pense, nous filerons à San Francisco afin de visiter Alcatraz. Qu’en sortira-t-il ? Je l’ignore, mais quelque chose d’instinctif (donc de sacré) m’intime de le faire.
— Pas mal, opine Mathias, ce qui me fournit déjà la majorité des voix.
Le bulletin du Gros tombe à son tour dans l’urne : c’est oui. Majorité absolue !
— T’es sûr qu’ c’est pour nous, c’corbillard ? bée Béru en arrêt devant une interminable limousine noire aux vitres teintées.
— Du coffre arrière, au bouchon de radiateur, confirmé-je.
J’ai déjà eu l’occasion de rouler dans ce genre de véhicule lors de mes nombreux séjours aux States. Aussi maniables qu’un rouleau compresseur, mais d’un confort américain poussé au délire. Une vitre sépare les passagers du conducteur. L’habitacle est tout en acajou et en cuir. Les sièges se font face, séparés par une table-bar bien pourvue en bourbon, jus de fruits, biscuits secs et bonbons à la menthe.
La compagnie nous a dépêché, non un chauffeur, mais une « chauffeuse » noire, ravissante, bien sanglée dans un uniforme gris. On fait « tilt ! » tous les trois en l’apercevant. Le vrai prix de beauté ! Miss Black U.S. A. ! Elle est d’un noir assez pâle, porte un maquillage cyclamen (cycle amen). Dents et yeux éclatants, cheveux décrêpés, loloches dont on réalise illico la fermeté (à vingt-huit ans, tu penses !), ongles vernis du même violet pâle que la bouche et les joues !
— T’es sûr que y a pas gourance et qu’elle est pas en train de tourner un film ? murmure Alexandre-Benoît.
On grimpe dans le carrosse et je donne à la ravissantissime l’adresse de Mr. Bolanski.
— Tu croives qu’é nous bricol’rait un p’tit turlute à tous les trois ? s’inquiète le Mahousse qui se tient assis de guingois pour ne pas perdre du regard la déesse sombre.
— Très improbable, le découragé-je ; une pute ne fait pas le taxi !
— Ell' doit bien quand même s’laisser fourrager la perruque du bas !
— Je l’espère pour elle, mais c’est un homme de sa race qui doit avoir ce privilège.
Le Gros rechigne :
— Merde ! J’sais des Blancs qui sont encore mieux chopinés qu’ des Noirpiots !
— Je crois savoir de qui tu veux parler, souris-je. Libre à toi de jouer ta chance, Gradu !
Fort de cette tacite autorisation, Bérurier fait coulisser la vitre.
— Hello, baby ! lance-t-il joyeusement.
La conductrice lui file l’éclat de ses trente-deux chailles dans la couperose et, gentiment, répond :
— Hello !
— Dou you spique inegliche ? demande (un peu inconsidérément) le seigneur de Saint-Locdu-le-Vieux.
— Oh ! y es ! assure en riant la très belle.
— Mi z’aussi, assure le Gravos, voui canne pouvoir discutailler the morcif of the gras, my tchiquen. And, if you are sage, j’you frai louquer the muste considerabele zifolo from l’Europe and his banlieue.
Il referme la vitre.
— Et c’est parti pour la gagne ! déclare cet optimiste.
Venice, malgré son nom, n’a rien de commun avec l’autre, la grande, la noble, la vraie : celle qui s’écrit chez nous avec un « s ». Imagine une grande banlieue à la fois colorée et triste où errent des hommes-épaves de toutes couleurs. C’est à la fois grouillant et désert. D’humbles commerces alignent leurs vitrines sales. Des marchands de choses frites, plus ou moins malodorantes, font fumer des chaudrons d’huile bouillante au coin des trottoirs. La puissante odeur du Pacifique se mêle à tous ces remugles d’épices, de goudron, de fritaille et de crasse.
L’immense tire va l’amble à travers cette vaste banlieue. Notre conductrice a déplié un plan et s’arrête à tout bout de champ pour l’examiner. Elle murmure des noms : Santa Clara, Washington Way, Venice Boulevard. Puis repart, son nez au vent. Tiens ; elle n’a pas un tarbouif de boxeur.
En fin de compte, sa guinde monumentale enquille une voie sans trottoir qui descend en direction de la plage. Ruelle boueuse au centre de laquelle s’écoule un égout à ciel ouvert. De la marmaille noire s’écarte à peine pour nous laisser le passage, donnant des coups de poing contre la carrosserie en riant. Les mômes bouffent du pop-corn ou des beignets froids. Une cacophonie de musiques retentit, aux mille sources. Le reggae, le jazz, des succès de Sinatra et d’autres de Prince vous saisissent, plus puissants encore que les odeurs. La rue est bordée de petites maisons aux teintes vives.
La limousine chasse de l’arrière sur le sol limoneux et finit par stopper devant ce qui doit être la plus jolie maison de la rue : une petite construction d’un étage, entièrement peinte en bleu drapeau, avec la porte et les encadrements de fenêtres jaune vif.