ALEXIS
OU LE TRAITÉ DU VAIN COMBAT
suivi de
LE COUP DE GRÂCE
MARGUERITE YOURCENAR
de l’Académie française
ALEXIS
OU LE TRAITE DU VAIN COMBAT
suivi de
LE COUP DE GRÂCE
GALLIMARD
Alexis : © Au Sans Pareil, 1929 pour la première édition.
© Éditions Gallimard, 1971 pour la présente édition.
Le Coup de Grâce : © Gallimard, 1939.
Alexis
ou
le Traité du Vain Combat
À lui-même
PRÉFACE
Alexis ou le Traité du Vain Combat parut en 1929 ; il est contemporain d’un certain moment de la littérature et des mœurs où un sujet jusque-là frappé d’interdit trouvait pour la première fois depuis des siècles sa pleine expression écrite. Près de trente-cinq ans se sont écoulés depuis sa publication : durant cette période, les idées, les coutumes sociales, les réactions du public se sont modifiées, moins d’ailleurs qu’on ne le croit ; certaines des opinions de l’auteur ont changé, ou auraient pu le faire. Ce n’est donc pas sans une certaine inquiétude que j’ai rouvert Alexis après ce long intervalle : je m’attendais à devoir apporter à ce texte un certain nombre de retouches, à faire le point d’un monde transformé.
Pourtant, à bien y réfléchir, ces modifications m’ont paru inutiles, sinon nuisibles ; sauf en ce qui concerne quelques inadvertances de style, ce petit livre a été laissé tel qu’il était, et ceci pour deux raisons qui, en apparence, s’opposent : l’une est le caractère très personnel d’une confidence étroitement reliée à un milieu, un temps, un pays maintenant disparu des cartes, imprégnée d’une vieille atmosphère d’Europe centrale et française à laquelle il eût été impossible de changer quoi que ce soit sans transformer l’acoustique du livre ; le second au contraire est le fait que ce récit, à en croire les réactions qu’il provoque encore, semble avoir gardé une sorte d’actualité, et même d’utilité pour quelques êtres.
Bien que ce sujet jadis considéré comme illicite ait été de nos jours abondamment traité, et même exploité, par la littérature, acquérant ainsi une espèce de demi-droit de cité, il semble en effet que le problème intime d’Alexis ne soit guère aujourd’hui moins angoissant ou moins secret qu’autrefois, ni que la facilité relative, si différente de la liberté véritable, qui règne sur ce point dans certains milieux très restreints, ait fait autre chose que de créer dans l’ensemble du public un malentendu ou une prévention de plus. Il suffit de regarder attentivement autour de nous pour s’apercevoir que le drame d’Alexis et de Monique n’a pas cessé d’être vécu et continuera sans doute à l’être tant que le monde des réalités sensuelles demeurera barré de prohibitions dont les plus dangereuses peut-être sont celles du langage, hérissé d’obstacles qu’évitent ou que contournent sans trop de gêne la plupart des êtres, mais sur lesquels s’enferrent presque immanquablement les esprits scrupuleux et les cœurs purs. Les mœurs, quoi qu’on dise, ont trop peu changé pour que la donnée centrale de ce roman ait beaucoup vieilli.
On n’a peut-être pas assez remarqué que le problème de la liberté sensuelle sous toutes ses formes est en grande partie un problème de liberté d’expression. Il semble bien que, de génération en génération, les tendances et les actes varient peu ; ce qui change au contraire est autour d’eux l’étendue de la zone de silence ou l’épaisseur des couches de mensonge. Cela n’est pas vrai que des aventures interdites : c’est à l’intérieur du mariage lui-même, dans les rapports sensuels entre époux, que la superstition verbale s’est le plus tyranniquement imposée. L’écrivain qui cherche à traiter avec honnêteté de l’aventure d’Alexis, éliminant de son langage les formules supposées bienséantes, mais en réalité à demi effarouchées ou à demi grivoises qui sont celles de la littérature facile, n’a guère le choix qu’entre deux ou trois procédés d’expression plus ou moins défectueux et parfois inacceptables. Les termes du vocabulaire scientifique, de formation récente, destinés à se démoder avec les théories qui les étayent, détériorés par une vulgarisation à outrance qui leur enlève bientôt leurs vertus d’exactitude, ne valent que pour les ouvrages spécialisés, pour lesquels ils sont faits ; ces mots-étiquettes vont à l’encontre du but de la littérature, qui est l’individualité dans l’expression. L’obscénité, méthode littéraire qui eut de tout temps ses adeptes, est une technique de choc défendable s’il s’agit de forcer un public prude ou blasé à regarder en face ce qu’il ne veut pas voir, ou ce que par excès d’habitude il ne voit plus. Son emploi peut aussi légitimement correspondre à une espèce d’entreprise de nettoyage des mots, d’effort pour rendre à des vocables indifférents en eux-mêmes, mais salis et déshonorés par l’usage, une sorte de propre et tranquille innocence. Mais cette solution brutale reste une solution extérieure : l’hypocrite lecteur tend à accepter le mot incongru comme une forme de pittoresque, presque d’exotisme, à peu près comme le voyageur de passage dans une ville étrangère s’autorise à en visiter les bas-fonds. L’obscénité s’use vite, forçant l’auteur qui l’utilise à des surenchères plus dangereuses encore pour la vérité que les sous-entendus d’autrefois. La brutalité du langage trompe sur la banalité de la pensée, et (quelques grandes exceptions mises à part) reste facilement compatible avec un certain conformisme.
Une troisième solution peut s’offrir à l’écrivain : l’emploi de cette langue dépouillée, presque abstraite, à la fois circonspecte et précise, qui en France a servi durant des siècles aux prédicateurs, aux moralistes, et parfois aussi aux romanciers de l’époque classique pour traiter de ce qu’on appelait alors « les égarements des sens ». Ce style traditionnel de l’examen de conscience se prête si bien à formuler les innombrables nuances de jugement sur un sujet de par sa nature complexe comme la vie elle-même qu’un Bourdaloue ou un Massillon y ont eu recours pour exprimer l’indignation ou le blâme, et un Laclos le libertinage ou la volupté. Par sa discrétion même, ce langage décanté m’a semblé particulièrement convenir à la lenteur pensive et scrupuleuse d’Alexis, à son patient effort pour se délivrer maille par maille, d’un geste qui dénoue plutôt qu’il ne rompt, du filet d’incertitudes et de contraintes dans lesquelles il se trouve engagé, à sa pudeur où il entre du respect pour la sensualité elle-même, à son ferme propos de concilier sans bassesse l’esprit et la chair.