Il ne s’agit pas de mon art. Vous ne lisez pas les journaux, mais des amis communs ont dû vous apprendre que j’avais ce qui s’appelle du succès, ce qui revient à dire que beaucoup de gens me louent sans m’avoir entendu, et quelques-uns sans me comprendre. Il ne s’agit pas de cela. Il s’agit de quelque chose, non pas vraiment de plus intime (que puis-je avoir de plus intime que mon œuvre ?), mais qui me semble plus intime parce que je l’ai tenu caché. Surtout, de plus misérable. Mais, vous le voyez, j’hésite ; chaque mot que je trace m’éloigne un peu plus de ce que je voulais d’abord exprimer ; cela prouve uniquement que le courage me manque. La simplicité aussi me manque. Elle m’a toujours manqué. Mais la vie non plus n’est pas simple, et ce n’est pas ma faute. La seule chose qui me décide à poursuivre, c’est la certitude que vous n’êtes pas heureuse. Nous avons tant menti, et tant souffert du mensonge, qu’il n’y a vraiment pas grand risque à essayer si la sincérité guérit.
Ma jeunesse, mon adolescence plutôt, a été absolument pure, ou ce qu’on convient d’appeler telle. Je sais qu’une affirmation semblable prête toujours à sourire, parce qu’elle prouve généralement un manque de clairvoyance ou un manque de franchise. Mais je ne crois pas me tromper, et je suis sûr de ne pas mentir. J’en suis sûr, Monique. J’étais vers la seizième année ce que vous désirez sans doute que Daniel soit à cet âge, et laissez-moi vous dire que vous avez tort de désirer pareille chose. Je suis persuadé qu’il est mauvais de s’exposer si jeune à devoir reléguer toute la perfection dont on fût capable parmi les souvenirs de son plus ancien passé. L’enfant que j’étais, l’enfant de Woroïno n’est plus, et toute notre existence a pour condition l’infidélité à nous-mêmes. Il est dangereux que les premiers de nos fantômes soient justement les meilleurs, les plus chers, les plus regrettés. Mon enfance est aussi loin de moi que l’attente anxieuse des veilles de fête ou que la torpeur des après-midi trop longues, pendant lesquelles on reste sans rien faire en souhaitant que quelque chose arrive. Comment puis-je espérer retrouver cette paix, qu’alors je ne savais pas même nommer ? Je l’ai séparée de moi, en me rendant compte qu’elle n’était pas tout moi-même. Il faut l’avouer tout de suite, je suis à peine sûr de regretter toujours cette ignorance, que nous appelons la paix.
Combien difficile de ne pas être injuste envers soi-même ! Je vous disais tout à l’heure que mon adolescence avait été sans troubles ; je le crois ; je me suis souvent penché sur ce passé un peu puéril et si triste ; j’ai tâché de me rappeler mes pensées, mes sensations, plus intimes que des pensées, et jusqu’aux rêves. Je les ai analysés pour voir si je n’y découvrais pas quelque signification inquiétante, qui alors m’avait échappé, et si je n’avais pas pris l’ignorance de l’esprit pour l’innocence du cœur. Vous connaissez les étangs de Woroïno ; vous dites qu’ils ressemblent à de grands morceaux de ciel gris tombés sur la terre, et qui s’efforceraient de remonter en brouillard. Enfant, j’en avais peur. Je comprenais déjà que tout a son secret, et les étangs comme le reste, que la paix, comme le silence, n’est jamais qu’une surface, et que le pire des mensonges est le mensonge du calme. Toute mon enfance, quand je m’en souviens, m’apparaît comme un grand calme au bord d’une grande inquiétude, qui devait être toute la vie. Je songe à des circonstances, trop petites pour que je vous les rapporte, que je ne remarquai pas alors, mais où je distingue maintenant les premiers frémissements avertisseurs (frémissements de la chair et frémissements du cœur), comme ce souffle de Dieu dont parle l’Écriture. Il y a certains moments de notre existence où nous sommes, de façon inexplicable et presque terrifiante, ce que nous deviendrons plus tard. Il me semble, mon amie, avoir si peu changé ! L’odeur de la pluie m’arrivant par une fenêtre ouverte, un bois de trembles sous la brume, une musique de Cimarose, que les vieilles dames me faisaient jouer parce que, j’imagine, cela leur rappelait leur jeunesse, moins encore, une qualité particulière du silence, que je ne trouve qu’à Woroïno, suffisent à rendre non avenus tant de pensées, d’événements et de peines, qui me séparent de cette enfance. Je pourrais presque admettre que l’intervalle n’a duré qu’un peu moins d’une heure, qu’il ne s’agit que d’une de ces périodes de demi-sommeil, où je tombais souvent à cette époque, pendant lesquelles la vie et moi n’avions pas le temps de nous modifier beaucoup. Je n’ai qu’à fermer les yeux ; tout se comporte exactement comme alors ; je retrouve, comme s’il ne m’avait pas quitté, ce jeune garçon timide, très doux, qui ne se croyait pas à plaindre, et qui me ressemble tant que je le soupçonne, injustement peut-être, d’avoir pu me ressembler en tout.
Je me contredis, je le vois bien. Sans doute en est-il de cela comme des pressentiments, qu’on se figure avoir eus parce qu’on aurait dû les avoir. Le plus cruel résultat de ce que je suis bien forcé d’appeler nos fautes (ne fût-ce que pour me conformer à l’usage) est de contaminer jusqu’au souvenir du temps où nous ne les avions pas commises. C’est là, justement, ce qui m’inquiète. Car enfin, si je me trompe, je ne puis savoir dans quel sens, et je ne déciderai jamais si mon innocence d’alors était moins grande que je ne l’assurais tout à l’heure, ou si je suis maintenant moins coupable que je ne m’oblige à le penser. Mais je m’aperçois que je n’ai rien expliqué.
Je n’ai pas besoin de vous dire que nous étions très pauvres. Il y a quelque chose de pathétique dans la gêne des vieilles familles, où l’on semble ne continuer à vivre que par fidélité. Vous me demanderez envers qui : envers la maison, je suppose, envers les ancêtres aussi, et simplement envers ce que l’on fut. La pauvreté, mon Dieu, n’a pas beaucoup d’importance pour un enfant ; elle n’en avait pas non plus pour ma mère et mes sœurs, car tout le monde nous connaissait, et personne ne nous croyait plus riches que nous ne l’étions. C’était l’avantage de ces milieux très fermés d’autrefois, qu’on y considérait moins ce que vous étiez que ce que vous aviez été. Le passé, pour peu qu’on y songe, est chose infiniment plus stable que le présent, aussi paraissait-il d’une conséquence bien plus grande. On ne nous prêtait pas plus d’attention qu’il ne fallait ; ce que l’on estimait en nous, c’était un certain feld-maréchal qui vécut à une époque fort lointaine, dont personne, à un siècle près, ne se rappelait la date. Je me rends compte aussi que la fortune de mon grand-père, et les distinctions obtenues par mon bisaïeul, restaient à nos yeux des faits beaucoup plus considérables, même beaucoup plus réels que notre propre existence. Ces vieilles façons de voir vous font probablement sourire ; je reconnais que d’autres, tout à fait opposées, ne seraient pas plus déraisonnables, mais enfin celles-ci nous aidaient à vivre. Comme rien ne pouvait empêcher que nous ne fussions les descendants de ces personnages devenus presque légendaires, rien ne pouvait empêcher non plus qu’on ne continuât de les honorer en nous ; c’était bien la seule part du patrimoine qui fût vraiment inaliénable. On ne nous reprochait pas d’avoir moins d’argent et de crédit qu’ils n’en avaient possédé ; cela était trop naturel ; il y aurait eu, à vouloir égaler ces gens célèbres, je ne sais quoi d’inconvenant comme une ambition déplacée.
Ainsi, la voiture qui nous menait à l’église eût semblé démodée ailleurs qu’à Woroïno, mais là, je pense qu’une voiture nouvelle eût choqué davantage, et si les robes de notre mère duraient un peu trop longtemps, on ne le remarquait pas non plus. Nous, les Géra, n’étions pour ainsi dire que la fin d’un lignage, dans ce très vieux pays de la Bohême du Nord. On aurait pu croire que nous n’existions pas, que des personnages invisibles, mais beaucoup plus imposants que nous-mêmes, continuaient à emplir de leurs images les miroirs de notre maison. Je voudrais éviter jusqu’au soupçon de rechercher un effet, surtout à la fin d’une phrase, mais on pourrait dire, en un certain sens, que ce sont les vivants, dans les vieilles familles, qui semblent les ombres des morts.