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Le trente avril, par un jour de brume blonde et de lumière tendre, nous abandonnâmes mélancoliquement Kratovicé devenu indéfendable, avec son triste parc transformé depuis en terrains de jeux pour ouvriers soviétiques, et sa forêt ravagée où rôdaient encore jusqu’aux premières années de la guerre les seuls troupeaux d’aurochs survivant à la préhistoire. La tante Prascovie s’était refusée à partir, et nous l’avions abandonnée aux soins d’une vieille servante. J’ai appris par la suite qu’elle avait survécu à tous nos malheurs. La route était coupée derrière nous, mais j’avais l’espoir d’opérer ma jonction avec les forces antibolcheviques au sud-ouest du pays, et je parvins en effet à joindre cinq semaines plus tard l’armée polonaise encore en pleine offensive. Je comptais, pour m’aider à effectuer cette trouée désespérée, sur la révolte des paysans du district épuisés par la famine ; je ne me trompais pas ; mais ces malheureux ne furent pas en mesure de nous ravitailler, et la faim et le typhus emportèrent leur quote-part avant notre arrivée à Vitna. J’ai dit tout à l’heure que le Kratovicé des débuts de la guerre, c’était Conrad, ce n’était pas ma jeunesse ; il se peut aussi que ce mélange de dénuement et de grandeur, de marches forcées et de chevelures de saules trempant dans les champs inondés par les rivières en crue, de fusillades et de soudains silences, de tiraillements d’estomac et d’étoiles tremblant dans la nuit pâle comme jamais depuis je ne les ai vues trembler, c’était pour moi Conrad, et non la guerre, et l’aventure en marge d’une cause perdue. Quand je pense à ces derniers jours de la vie de mon ami, j’évoque automatiquement un tableau peu connu de Rembrandt que le hasard d’un matin d’ennui et de tempête de neige me fit découvrir quelques années plus tard à la Galerie Frick, de New York, où il me fit l’effet d’un fantôme portant un numéro d’ordre et figurant au catalogue. Ce jeune homme dressé sur un cheval pâle, ce visage à la fois sensible et farouche, ce paysage de désolation où la bête alertée semble flairer le malheur, et la Mort et la Folie infiniment plus présentes que dans la vieille gravure allemande, car pour les sentir toutes proches on n’a même pas besoin de leur symbole... J’ai été médiocre en Mandchourie, et je me flatte de n’avoir joué en Espagne que le rôle le plus insignifiant possible. Mes qualités de chef n’ont donné pleinement qu’au cours de cette retraite, et vis-à-vis d’une poignée d’hommes auxquels me liait mon seul pacte humain. Comparé à ces Slaves qui s’engloutissaient tout vivants dans le malheur, je représentais l’esprit de géométrie, la carte d’état-major, l’ordre. Au village de Novogrodno, nous fûmes attaqués par un détachement de cavaliers cosaques. Conrad, Chopin, une cinquantaine d’hommes et moi, nous nous trouvions retranchés dans le cimetière, séparés du gros de nos troupes cantonnées dans le hameau par un large vallonnement à peu près pareil à la paume d’une main. Sur le soir, les derniers chevaux ennemis disparurent dans les champs de seigle, mais Conrad blessé au ventre agonisait.

Je craignais que le courage ne lui manquât subitement pour ce mauvais quart d’heure plus long que toute sa vie, ce même courage qui naît souvent tout à coup chez ceux qui ont tremblé jusque-là. Mais, lorsqu’il me fut enfin possible de m’occuper de lui, il avait déjà franchi cette ligne de démarcation idéale au-delà de laquelle on n’a plus peur de mourir. Chopin avait fourré dans la plaie un de ces paquets de pansements que nous économisions avec tant de soin ; pour les blessures moins graves, nous utilisions de la mousse séchée. Il commençait à faire nuit : Conrad réclamait de la lumière d’une voix faible, obstinée, enfantine, comme si l’obscurité était ce qu’il y avait de pire dans la mort. J’allumai une des lanternes de fer qu’on suspend dans ce pays-là sur les tombes. Cette veilleuse visible de très loin dans la nuit claire pouvait nous attirer des coups de feu, mais je m’en foutais, comme bien vous pensez. Il souffrait au point que j’ai plus d’une fois pensé à l’achever ; si je ne l’ai pas fait, ce fut par lâcheté. En quelques heures, je le vis changer d’âge, et presque changer de siècle : il ressembla successivement à un officier blessé des campagnes de Charles XII, à un chevalier du Moyen Âge étendu sur une tombe, enfin à n’importe quel mourant sans caractéristique de caste ou d’époque, à un jeune paysan, à un batelier de ces provinces du Nord dont sa famille était sortie. Il mourut à l’aube, méconnaissable, à peu près inconscient, gorgé de rhum par Chopin et par moi tour à tour : nous nous relayions pour soutenir à la hauteur de ses lèvres le verre plein jusqu’au bord, et pour écarter de sa figure un essaim acharné de moustiques.

Le jour se levait ; il fallait partir ; mais je me raccrochais sauvagement à l’idée d’une espèce de funérailles ; je ne pouvais pas le faire enfouir comme un chien dans un coin saccagé de ce cimetière. Laissant Chopin près de lui, je traversai l’alignement des tombes, trébuchant dans le demi-jour incertain sur d’autres blessés. J’allai frapper à la porte de la cure, située à l’extrémité du jardin. Le prêtre avait passé la nuit dans la cave, craignant à chaque instant une reprise de la fusillade ; il était stupéfait de terreur ; je crois bien que je le sortis de là à coups de crosse. Un peu rassuré, il consentit à me suivre, son livre à la main ; mais sitôt réintégré dans sa fonction, qui était la prière, l’indubitable grâce d’état se produisit, et la brève absoute fut donnée avec autant de solennité que dans un chœur de cathédrale. J’avais le curieux sentiment d’avoir mené Conrad à bon port : tué à l’ennemi, béni par un prêtre, il rentrait dans une catégorie de destin qu’eussent approuvée ses ancêtres ; il échappait aux lendemains. Les regrets personnels n’ont rien à voir avec ce jugement auquel j’ai souscrit à nouveau pendant chaque jour de ces dernières vingt années, et l’avenir ne me fera probablement pas changer d’avis sur la chance que représente cette mort.

Ensuite, et sauf en ce qui concerne le détail purement stratégique, il y a un trou dans ma mémoire. Je crois qu’il y a dans chaque vie des périodes où un homme existe réellement, et d’autres où il n’est qu’un agglomérat de responsabilités, de fatigues, et, pour les têtes faibles, de vanité. La nuit, ne pouvant fermer l’œil, couché sur des sacs dans une grange, je lisais un volume dépareillé des Mémoires de Retz pris à la bibliothèque de Kratovicé, et si le manque complet d’illusions et d’espérances est ce qui caractérise les morts, ce lit ne différait pas essentiellement de celui où Conrad commençait à se défaire. Mais je sais bien qu’il restera toujours entre morts et vivants un écart mystérieux dont nous ignorons la nature, et que les plus avertis d’entre nous sont à peu près aussi renseignés sur la mort qu’une vieille fille sur l’amour. Si le fait de mourir est une espèce de montée en grade, je ne conteste pas à Conrad cette mystérieuse supériorité de rang. Quant à Sophie, elle m’était complètement sortie de la tête. Comme une femme quittée en pleine rue perd son individualité à mesure qu’elle s’éloigne, et n’est plus de loin qu’une passante comme les autres, les émotions qu’elle m’avait procurées s’enfonçaient à distance dans l’insignifiante banalité de l’amour ; il ne m’en restait qu’un de ces souvenirs décolorés qui font hausser les épaules quand on les retrouve au fond de sa mémoire, comme une photographie trop floue ou prise à contre-jour au cours d’une promenade oubliée. Depuis, l’image a été renforcée par un bain dans un acide. J’étais exténué ; un peu plus tard, le mois qui suivit mon retour en Allemagne se passa à dormir. Toute la fin de cette histoire s’écoule pour moi dans une atmosphère qui n’est pas celle du rêve, ni du cauchemar, mais du lourd sommeil. Je dormais debout, comme un cheval fatigué. Je ne cherche pas le moins du monde à plaider irresponsable ; le mal que j’avais pu faire à Sophie était fait depuis longtemps, et la volonté la plus délibérée n’aurait pu y ajouter grand-chose. Il est certain que je n’ai été dans tout ce dernier acte qu’un figurant somnambule. Vous me direz qu’il y avait aussi dans les mélodrames romantiques de ces rôles muets et voyants de bourreaux. Mais j’ai l’impression très nette que Sophie à partir d’un certain moment avait pris en main les commandes de sa destinée, et je sais que je ne me trompe pas, puisque j’ai eu quelquefois la bassesse d’en souffrir. À défaut d’autres possessions, nous pouvons aussi bien lui laisser l’initiative de sa mort.