Le lendemain matin, Chopin me devança sur le terre-plein situé entre la gare et la grange communale. Les prisonniers groupés sur une voie de garage avaient l’air un peu plus morts que la veille. Ceux de nos hommes qui s’étaient relayés pour les garder, épuisés par cette corvée supplémentaire, semblaient presque également à bout de forces. C’est moi qui avais proposé qu’on attendît jusqu’au jour ; l’effort auquel je m’étais cru obligé pour sauver Sophie n’avait eu d’autre résultat que de leur faire passer à tous une mauvaise nuit de plus. Sophie était assise sur une pile de bois ; ses mains pensives pendaient entre ses genoux écartés ; et les talons de ses épais souliers avaient machinalement creusé des marques sur le sol. Elle fumait sans arrêt ses cigarettes filoutées ; c’était son seul signe d’angoisse, et l’air frais du matin donnait à ses joues de belles couleurs saines. Ses yeux distraits ne parurent pas s’apercevoir de ma présence. Le contraire m’eût sans doute fait crier. Elle ressemblait tout de même trop à son frère pour que je n’eusse pas l’impression de le voir mourir deux fois.
C’était toujours Michel qui se chargeait dans ces occasions du rôle de bourreau, comme s’il ne faisait que continuer ainsi les fonctions de boucher qu’il avait exercées pour nous à Kratovicé, quand il y avait par hasard du bétail à abattre. Chopin avait donné l’ordre que Sophie fût exécutée la dernière ; j’ignore encore aujourd’hui si c’était par excès de rigueur, ou pour donner à l’un de nous une chance de la défendre. Michel commença par le Petit-Russien que j’avais interrogé la veille. Sophie jeta un rapide et oblique coup d’œil sur ce qui se passait à sa gauche, puis détourna la tête comme une femme s’efforçant de ne pas voir un geste obscène qui se commet à son côté. Quatre ou cinq fois on entendit ce bruit de détonation et de boîte éclatée dont il me semblait n’avoir pas mesuré jusque-là toute l’horreur. Soudain, Sophie adressa à Michel le signe discret et péremptoire d’une maîtresse de maison qui donne un dernier ordre au domestique en présence de ses invités. Michel s’avança, courbant le dos, avec la même soumission ahurie qu’il allait mettre à l’abattre, et Sophie murmura quelques mots que je ne pus deviner au mouvement de ses lèvres.
— Bien, mademoiselle.
L’ancien jardinier s’approcha de moi et me dit à l’oreille du ton bourru et déprécatoire d’un vieux serviteur intimidé, qui n’ignore pas qu’il se fera renvoyer pour avoir transmis un message pareil :
— Elle ordonne... Mademoiselle demande... Elle veut que ce soit vous...
Il me tendit un revolver ; je pris le mien, et j’avançai automatiquement d’un pas. Durant ce trajet si court, j’eus le temps de me répéter dix fois que Sophie avait peut-être un dernier appel à m’adresser, et que cet ordre n’était qu’un prétexte pour le faire à voix basse. Mais elle ne remua pas les lèvres : d’un geste distrait, elle avait commencé à déboutonner le haut de sa veste, comme si j’allais appuyer le revolver à même le cœur. Je dois dire que mes rares pensées allaient à ce corps vivant et chaud que l’intimité de notre vie commune m’avait rendu à peu près aussi familier que celui d’un ami ; et je me sentis étreint d’une sorte de regret absurde pour les enfants que cette femme aurait pu mettre au monde, et qui auraient hérité de son courage et de ses yeux. Mais ce n’est pas à nous qu’il appartient de peupler les stades ni les tranchées de l’avenir. Un pas de plus me mit si près de Sophie que j’aurais pu l’embrasser sur la nuque ou poser la main sur son épaule agitée de petites secousses presque imperceptibles, mais déjà je ne voyais plus d’elle que le contour d’un profil perdu. Elle respirait un peu trop vite, et je m’accrochais à l’idée que j’avais désiré achever Conrad, et que c’était la même chose. Je tirai en détournant la tête, à peu près comme un enfant effrayé qui fait détoner un pétard pendant la nuit de Noël. Le premier coup ne fit qu’emporter une partie du visage, ce qui m’empêchera toujours de savoir quelle expression Sophie eût adoptée dans la mort. Au second coup, tout fut accompli. J’ai pensé d’abord qu’en me demandant de remplir cet office, elle avait cru me donner une dernière preuve d’amour, et la plus définitive de toutes. J’ai compris depuis qu’elle n’avait voulu que se venger, et me léguer des remords. Elle avait calculé juste : j’en ai quelquefois. On est toujours pris au piège avec ces femmes.