Il y avait aussi un tableau où l’on voyait un homme au clavecin, qui s’arrêtait de jouer pour écouter sa vie. C’était une très vieille copie d’une peinture italienne ; l’original en est célèbre, mais je n’en connais pas le nom. Vous savez que je suis très ignorant. Je n’aime pas beaucoup les peintures italiennes ; pourtant, j’ai aimé celle-là. Mais je ne suis pas ici pour vous parler d’une peinture.
Elle ne valait peut-être rien. On l’a vendue, lorsque l’argent s’est fait plus rare, avec quelques vieux meubles et ces anciennes boîtes à musique d’émail, qui ne savaient qu’un seul air et manquaient toujours la même note. Il y en avait plusieurs qui contenaient des marionnettes. On les remontait ; elles faisaient quelques tours à droite, et puis quelques tours à gauche. Et puis elles s’arrêtaient. C’était très touchant. Mais je ne suis pas ici pour vous parler de marionnettes.
Je l’avoue, Monique, il y a dans ces pages trop de complaisance pour moi-même. Mais j’ai si peu de souvenirs qui ne soient pas amers, qu’il faut me pardonner de m’attarder à ceux qui sont simplement tristes. Vous ne m’en voudrez pas de rapporter longuement les pensées d’un enfant, que je suis seul à connaître. Vous aimez les enfants. Je l’avoue peut-être, sans le savoir, ai-je espéré de la sorte vous disposer à l’indulgence, au début d’un récit qui vous en demandera beaucoup. Je cherche à gagner du temps : c’est naturel. Il y a cependant quelque chose de ridicule à envelopper de phrases un aveu qui devrait être simple : j’en sourirais, si seulement j’en pouvais sourire. Il est humiliant de penser que tant d’aspirations confuses, d’émotions et de troubles (sans compter les souffrances), ont une raison physiologique. Cette idée m’a fait honte, avant qu’elle ne m’ait calmé. La vie aussi n’est qu’un secret physiologique. Je ne vois pas pourquoi le plaisir serait méprisable de n’être qu’une sensation, puisqu’on ne méprise pas la douleur, et que la douleur en est une. On respecte la douleur, parce qu’elle n’est pas volontaire, mais c’est une question de savoir si le plaisir l’est toujours, et si nous ne le subissons pas. En fût-il autrement, que ce plaisir librement choisi ne me paraîtrait pas pour cela plus coupable. Mais ce n’est guère le lieu de soulever toutes ces questions.
Je sens que je deviens très obscur. Assurément, il suffirait pour m’expliquer de quelques termes précis, qui ne sont même pas indécents parce qu’ils sont scientifiques. Mais je ne les emploierai pas. Ne croyez pas que je les craigne : on ne doit plus craindre les mots lorsqu’on a consenti aux choses. Tout simplement, je ne puis pas. Je ne puis pas, non seulement par délicatesse et parce que je m’adresse à vous, je ne puis pas devant moi-même. Je sais qu’il y a des noms pour toutes les maladies, et que ce dont je vous parle passe pour être une maladie. Moi même, je l’ai cru longtemps. Mais je ne suis pas un médecin ; je ne suis même plus sûr d’être un malade. La vie, Monique, est beaucoup plus complexe que toutes les définitions possibles ; toute image simplifiée risque toujours d’être grossière. Ne croyez pas non plus que j’approuve les poètes d’éviter les termes exacts, parce qu’ils ne connaissent que leurs rêves ; il y a beaucoup de vrai dans les rêves des poètes, mais ils ne sont pas toute la vie. La vie est quelque chose de plus que la poésie ; elle est quelque chose de plus que la physiologie, et même que la morale, à laquelle j’ai cru si longtemps. Elle est tout cela et bien davantage encore : elle est la vie. Elle est notre seul bien et notre seule malédiction. Nous vivons, Monique ; chacun de nous a sa vie particulière, unique, déterminée par tout le passé, sur lequel nous ne pouvons rien, et déterminant à son tour, si peu que ce soit, tout l’avenir. Sa vie. Sa vie qui n’est qu’à lui-même, qui ne sera pas deux fois, et qu’il n’est pas toujours sûr de comprendre tout à fait. Et ce que je dis là de la vie tout entière, je pourrais le dire de chaque moment d’une vie. Les autres voient notre présence, nos gestes, la façon dont les mots se forment sur nos lèvres ; seuls, nous voyons notre vie. Cela est étrange : nous la voyons, nous nous étonnons qu’elle soit ainsi, et nous ne pouvons la changer. Même lorsque nous la jugeons, nous lui appartenons encore ; notre approbation ou notre blâme en fait partie ; c’est toujours elle qui se reflète elle-même. Car il n’y a rien d’autre ; le monde, pour chacun de nous, n’existe que dans la mesure où il confine à notre vie. Et les éléments qui la composent ne sont pas séparables : je sais trop bien que les instincts dont nous sommes fiers et ceux que nous n’avouons pas ont au fond la même origine. Nous ne pourrions supprimer l’un d’eux sans modifier tous les autres. Les mots servent à tant de gens, Monique, qu’ils ne conviennent plus à personne ; comment un terme scientifique pourrait-il expliquer une vie ? Il n’explique même pas un fait ; il le désigne. Il le désigne de façon toujours semblable, et pourtant il n’y a pas deux faits identiques dans les vies différentes, ni peut-être dans une même vie. Les faits sont après tout bien simples ; il est facile d’en rendre compte : il se peut que vous les soupçonniez déjà. Mais quand vous sauriez tout, il resterait encore à m’expliquer moi-même.
Cette lettre est une explication. Je ne voudrais pas qu’elle devienne une apologie. Je n’ai pas la folie de souhaiter qu’on m’approuve ; je ne demande même pas d’être admis : c’est une exigence trop haute. Je ne désire qu’être compris. Je vois bien que c’est la même chose, et que c’est désirer beaucoup. Mais vous m’avez tant donné dans les petites choses que j’ai presque le droit d’attendre de vous de la compréhension dans les grandes.
Il ne faut pas que vous m’imaginiez plus solitaire que je n’étais. J’avais parfois des compagnons, je veux dire aussi jeunes que moi. C’était généralement à l’époque des grandes fêtes, où il venait beaucoup de monde. Il arrivait aussi des enfants, que souvent je ne connaissais pas. Ou bien, c’était pour les anniversaires, lorsque nous nous rendions chez des parents très éloignés, qui semblaient vraiment n’exister qu’un jour par an, puisqu’on ne pensait à eux que ce jour-là. Presque tous ces enfants étaient timides comme moi-même : ainsi, nous ne nous amusions pas. Il s’en trouvait d’effrontés, si turbulents qu’on souhaitait qu’ils s’en allassent ; et d’autres, qui ne l’étaient pas moins, mais qui vous tourmentaient sans même qu’on protestât, parce qu’ils étaient beaux ou que leur voix sonnait bien. Je vous ai dit que j’étais un enfant très sensible à la beauté. Je pressentais déjà que la beauté, et les plaisirs qu’elle nous procure, valent tous les sacrifices et même toutes les humiliations. J’étais naturellement humble. Je crois bien que je me laissais tyranniser avec délices. Il m’était très doux d’être moins beau que mes amis ; j’étais heureux de les voir ; je n’imaginais rien d’autre. J’étais heureux de les aimer ; je ne pensais même pas à souhaiter qu’ils m’aimassent. L’amour (pardonnez-moi, mon amie) est un sentiment que je n’ai pas ressenti par la suite ; il faut trop de vertus pour en être capable ; je m’étonne que mon enfance ait pu croire en une passion si vaine, presque toujours menteuse et nullement nécessaire, même à la volupté. Mais l’amour, chez les enfants, est une partie de la candeur : ils se figurent qu’ils aiment parce qu’ils ne s’aperçoivent pas qu’ils désirent. Ces amitiés n’étaient pas fréquentes ; les occasions n’y prêtaient guère ; c’est pour cela peut-être qu’elles demeurèrent très innocentes. Mes amis repartaient, ou bien c’était nous qui retournions à la maison ; la vie solitaire se reformait autour de moi. J’avais l’idée d’écrire des lettres, mais j’étais si peu capable d’y éviter les fautes que je ne les envoyais pas. D’ailleurs, je ne trouvais rien à dire. La jalousie est un sentiment blâmable, mais il faut pardonner aux enfants de s’y laisser aller, puisque tant de gens raisonnables en sont victimes. J’en ai beaucoup souffert, d’autant plus que je ne l’avouais pas. Je sentais bien que l’amitié ne devrait pas rendre jaloux ; je commençais déjà à redouter d’être coupable. Mais ce que je vous raconte est sûrement bien puéril : tous les enfants ont connu des passions semblables, et l’on aurait tort, n’est-ce pas, d’y voir un danger très grave ?