Je n’avais pas d’arrière-pensées ; je pensais le moins possible. Je me rappelle, avec un peu d’ironie, que je me félicitais d’être tout entier à l’étude. J’étais comme un fiévreux qui ne trouve pas son engourdissement désagréable, mais qui craint de bouger, parce que le moindre geste pourrait lui donner des frissons. C’était ce que j’appelais du calme. J’ai appris par la suite qu’il faut craindre ce calme, où l’on s’endort lorsqu’on est près des événements. On se croit tranquille, peut-être parce que quelque chose, à notre insu, s’est déjà décidé en nous.
Et ce fut alors que cela eut lieu, un matin pareil aux autres, où rien, ni mon esprit, ni mon corps, ne m’avertissaient plus nettement qu’à l’ordinaire. Je ne dis pas que les circonstances me surprirent elles s’étaient déjà présentées sans que je les accueillisse, mais les circonstances sont ainsi. Elles sont timides et infatigables ; elles vont et viennent devant notre porte, toujours semblables à elles-mêmes, et il dépend de nous que nous tendions la main pour arrêter ces passantes. C’était un matin comme tous les matins possibles, ni plus lumineux, ni plus voilé. Je marchais en pleine campagne, dans un chemin bordé par des arbres ; tout était silencieux comme si tout s’écoutait vivre ; mes pensées, je vous l’affirme, n’étaient pas moins innocentes que cette journée qui commençait. Du moins, je ne puis me souvenir de pensées qui ne fussent pas innocentes, car, lorsqu’elles cessèrent de l’être, je ne les contrôlais déjà plus. En ce moment, où je parais m’éloigner de la nature, il me faut la louer d’être partout présente, sous la forme de nécessité. Le fruit ne tombe qu’à son heure, lorsque son poids l’entraînait depuis longtemps vers la terre : il n’y a pas d’autre fatalité que ce mûrissement intime. Je n’ose vous dire cela que d’une façon très vague ; j’allais, je n’avais pas de but ; ce ne fut pas ma faute si, ce matin-là, je rencontrai la beauté...
Je rentrai. Je ne veux pas dramatiser les choses : vous vous apercevriez vite que je dépasse la vérité. Ce que j’éprouvais n’était pas de la honte, c’était encore moins du remords, c’était plutôt de la stupeur. Je n’avais pas imaginé tant de simplicité dans ce qui m’épouvantait d’avance : la facilité de la faute déconcertait le repentir. Cette simplicité, que le plaisir m’enseignait, je l’ai retrouvée plus tard dans la grande pauvreté, dans la douleur, dans la maladie, dans la mort, je veux dire dans la mort des autres, et j’espère bien un jour la retrouver dans ma mort. Ce sont nos imaginations qui s’efforcent d’habiller les choses, mais les choses sont divinement nues. Je rentrai. La tête me tournait un peu ; je n’ai jamais pu me rappeler comment je passai la journée ; le frémissement de mes nerfs fut lent à mourir en moi. Je me souviens seulement de mon retour dans ma chambre, le soir, et de larmes absurdes, nullement pénibles, qui n’étaient qu’une détente. J’avais confondu toute ma vie le désir et la crainte ; je ne ressentais plus ni l’un ni l’autre. Je ne dis pas que j’étais heureux : je n’avais pas assez l’habitude du bonheur ; j’étais seulement stupéfait d’être si peu bouleversé.
Tout bonheur est une innocence. Il faut, même si je vous scandalise, répéter ce mot qui paraît toujours misérable, car rien ne prouve mieux notre misère que l’importance du bonheur. Pendant quelques semaines, je vécus les yeux fermés. Je n’avais pas abandonné la musique ; je sentais au contraire une grande facilité à me mouvoir en elle ; vous connaissez cette légèreté que l’on éprouve au fond des rêves. Il semblait que les minutes matinales me libérassent de mon corps pour le reste du jour. Mes impressions d’alors, si diverses qu’elles fussent, sont une dans ma mémoire : l’on eût dit que ma sensibilité, n’étant plus bornée à moi seul, se fût dilatée dans les choses. L’émotion du matin se prolongeait dans les phrases musicales du soir ; telle nuance des saisons, telle odeur, telle ancienne mélodie dont je m’épris alors sont demeurées pour moi d’éternelles tentatrices, parce qu’elles me parlent d’un autre. Puis, un matin, il ne vint plus. Ma fièvre tomba ce fut comme un réveil. Je ne puis comparer cela qu’à l’étonnement produit par le silence, quand la musique a cessé.
Je dus réfléchir. Naturellement, je ne pouvais me juger que d’après les idées admises autour de moi : j’aurais trouvé plus abominable encore de ne pas avoir horreur de ma faute que de l’avoir commise ; je me condamnais donc sévèrement. Ce qui m’effrayait surtout, c’était d’avoir pu vivre ainsi, être heureux pendant plusieurs semaines, avant d’être frappé par l’idée du péché. Je cherchais à me rappeler les circonstances de cet acte ; je n’y parvenais pas ; elles me bouleversaient beaucoup plus qu’au moment où je le vivais, car en de tels moments je ne me regardais pas vivre. Je m’imaginais avoir cédé à une folie passagère ; je ne voyais pas que mes examens de conscience m’eussent rapidement mené à une folie bien pire : j’étais trop scrupuleux pour ne pas m’efforcer d’être le plus malheureux possible.
J’avais, dans ma chambre, un de ces petits miroirs d’autrefois, qui sont toujours un peu troubles, comme si des haleines en avaient terni la glace. Puisque quelque chose de si grave avait eu lieu en moi, il me semblait naïvement que je devais être changé, mais le miroir ne me renvoyait que mon image ordinaire, un visage indécis, effrayé et pensif. J’y passais la main, moins pour en effacer la trace d’un contact que pour m’assurer que c’était bien moi-même. Ce qui rend peut-être la volupté si terrible, c’est qu’elle nous enseigne que nous avons un corps. Auparavant, il ne nous servait qu’à vivre. Maintenant, nous sentons que ce corps a son existence particulière, ses rêves, sa volonté, et que, jusqu’à notre mort, il nous faudra tenir compte de lui, céder, transiger ou lutter. Nous sentons (nous croyons sentir) que notre âme n’est que son meilleur rêve. Il m’est arrivé, seul, devant un miroir qui dédoublait mon angoisse, de me demander ce que j’avais de commun avec mon corps, avec ses plaisirs ou ses maux, comme si je ne lui appartenais pas. Mais je lui appartiens, mon amie. Ce corps, qui paraît si fragile, est cependant plus durable que mes résolutions vertueuses, peut-être même que mon âme, car l’âme souvent meurt avant lui. Cette phrase, Monique, vous choque sans doute plus que ma confession tout entière : vous croyez en l’âme immortelle. Pardonnez-moi d’être moins sûr que vous, ou d’avoir moins d’orgueil ; l’âme ne me paraît souvent qu’une simple respiration du corps.
Je croyais en Dieu. J’en avais une conception très humaine, c’est-à-dire très inhumaine, et je me jugeais abominable devant lui. La vie, qui seule nous apprend la vie, nous explique par surcroît les livres : certains passages de la Bible, que j’avais lus négligemment, prirent pour moi une intensité nouvelle ; ils m’épouvantèrent. Parfois, je me disais que cela avait eu lieu, que rien n’empêcherait que cela ait eu lieu, et qu’il fallait m’y résigner. Il en était de cette pensée comme de celle de la damna-lion : elle me calmait. Il y a un apaisement au fond de toute grande impuissance. Je me promis seulement que cela n’arriverait plus ; je le jurai à Dieu, comme si Dieu acceptait les serments. Ma faute, pour témoin, n’avait eu qu’un complice et celui-ci n’était plus là. C’est l’opinion d’autrui qui confère à nos actes une sorte de réalité ; les miens, n’étant sus de personne, n’en avaient guère plus que les gestes accomplis en rêve. J’aurais pu, tant mon esprit fatigué se réfugiait dans le mensonge, finir par affirmer que rien n’avait eu lieu : il n’est pas plus absurde de nier le passé que d’engager l’avenir.