Выбрать главу

J’abandonne le cours pour aller prévenir maman qu’elle aura, cette nuit, trois pensionnaires.

A peine ai-je ma vieille chérie au fil qu’elle s’écrie :

— Le service des écoutes te cherche, Antoine. Tu dois le rappeler d’urgence.

La nouvelle me déconcerte quelque peu.

— Ça t’ennuierait que j’amène les Bérurier à la maison pour la nuit ? Ils ont perdu leurs clés et ne savent où aller dormir avec leur enfant Jésus.

Bien sûr, ma Féloche m’assure qu’elle est ravie. Conchita, notre servante ibérique, a justement préparé la chambre d’amis hier. Elle va aller récupérer au galetas la petite baignoire qui servit pour Toinet.

— Ne te décarcasse pas trop, ma poule, tu sais bien que l’hygiène n’est pas tête de liste chez les Bérurier.

Ayant dit, je raccroche pour appeler « les écoutes ». L’un des hommes de nuit m’annonce qu’il a quelque chose d’intéressant à me faire écouter à propos de l’affaire Lambert.

— Ça concerne une demande de rançon ? demandé-je.

— En effet, commissaire. Nous avons rappelé Lesgourde, notre technicien expert, il est en train de travailler sur la bande.

— J’arrive.

Et nous voilà repartis pour la Grande Taule, les trois Bérurier, Pinuche endormi et moi.

Chemin roulant, je leur propose d’aller réveiller un serrurier afin qu’ils puissent rentrer chez eux, mais ils déclinent. Non, non, ils m’attendront. Ils préfèrent venir pieuter à Saint-Cloud, ce sera plus joyce. Moi, j’enrage de n’avoir point pris mon sésame fameux qui eût solutionné le problème des clés. Mais ce matin, partant « en baptême » je ne pouvais me douter que j’en aurais besoin. Comme quoi, le flic d’aujourd’hui ne doit jamais se départir de son outillage, fiesta ou non. Même pour aller tirer une crampe à l’hôtel du Morpion Farceur, il a besoin de son matériel.

A la Grande Cabane, les écoutes se trouvent dans un local à part avec tout un bordel technique. Quelques perdreaux, en bras de limouille, éclusent des boîtes de Kronenbourg en tapant le carton, car les attentes sont longuettes. Ils macèrent dans un nuage de fumée qui donne à leur local une ambiance de tripot américain. Au mur, le poster géant d’un photomontage représente la dame Thatcher en train de se faire enfiler en levrette par le chancelier Khol. Les deux protagonistes sont tournés vers l’objectif et lui font le signe de la victoire. C’est assez marrant, d’autant que les loloches de la Dame de Fer (en anglais : the Iron Lady) traînent par terre comme deux polochons mal rembourrés.

— Salut, les gars ! lance Bérurier, lequel a insisté pour me suivre, son précieux couffin à la main. Regardez un peu qu’j’vous montre les produits du plumard !

Il place son chargement sur la table. Réveillé et ébloui par la forte lumière, Apollon-Jules y va de sa bramante la plus soignée. Son organe fait vibrer les cadrans des appareils et nos collègues de la technique se plaquent les pognes sur les cages à miel.

— Mordez un peu, le bestiau ! exulte l’heureux papa. Il a qu’deux mois mais on lu donnerait huit ans. Quand t’est-ce on l’a amené à l’église, ce morninge, le curé a d’mandé si c’serait pour un baptême ou pour une première communion. Quel artilleur slave va donner, hein ?

Les copains contemplent le rejeton vociférant.

— Et quel charcutier ! assure l’un d’eux. Il gueulera plus fort que les cochons qu’il égorgera.

— Son père, c’était des messieurs rouquins, non ? suggère un perfide.

La boutade ne désoblige pas Béru.

— On lu a fait un texte sanglant, il est du même group’ment que moi : A B positif, comme Rébus. A B, les initiales d’Alexandre-Benoît, c’est ben un’ coïnciderie, non ?

— T’as raison, renchérit l’un des poulets, c’est une coïncidence, mais juste une coïncidence.

Tandis que ces gentlemen échangent des calembredaines, je passe dans le labo attenant où mon collègue Léonce Lesgourde « s’occupe » de la fameuse bande. Il est penché sur ses plateaux, règle des amplis, tripote des manomètres, le chef coiffé d’un casque aux plantureux écouteurs. Je passe ma main entre sa frite et son boulot afin d’attirer son attention et il relève la tronche.

— Oh ! c’est vous, commissaire.

— Tu me fais jouer ton concerto, Léonce ?

— Un instant.

Il bobine la bande, la lance.

Pourquoi une forte émotion me gagne-t-elle, tout à coup ? Parce qu’il va se passer quelque chose de capital ? Tout l’après-midi j’ai charrié au fond de l’âme la misère d’Alain Lambert. Pas un quart d’heure ne s’est écoulé sans que je l’imagine, recroquevillé près de son téléphone, à balancer entre la crainte et l’espoir ; vieillissant d’heure en heure, fou de détresse mais luttant pour conserver coûte que coûte son calme parce que c’est la seule chose qu’il puisse faire pour l’enfant volée : se maîtriser, être prêt.

Sonnerie du téléphone. A deux reprises ; la seconde ne va pas jusqu’au bout. On décroche. La voix fêlée, mais qui se veut forte de Lambert, annonce :

« — Alain Lambert, j’écoute. »

Il y a un silence. Peur du correspondant ? Manœuvre ultime ?

« — Allô ! » crie Lambert.

Un organe étrange se manifeste, rappelant celui d’un robot de télévision. C’est caverneux, mécanique, truqué :

« — Combien de temps vous faut-il pour réunir cinq millions de francs en coupures de cent ? »

Nouveau silence. Le temps que met Lambert à réaliser que c’est le fumier qui a kidnappé sa fille qui lui parle. Le temps d’enregistrer la somme. De faire le tour de ses possibilités. De…

« — Demain après-midi ! finit-il par répondre. Comment va-t-elle ? »

« — Elle ira bien si vous fermez votre gueule. On vous rappellera. »

Et tchlaoff ! on raccroche.

Lambert crie trois « Allô ! » qui vont decrescendo puis raccroche à son tour.

Lesgourde se mordille une peau morte près d’un ongle et la crache à deux mètres.

On se regarde.

— Tu étais à pied d’œuvre, Léonce, murmuré-je. As-tu déjà quelque chose à m’apprendre ?

Il hoche la tête.

— Trop court pour que les copains localisent l’appel. Cela dit, je crois pouvoir affirmer qu’il s’agit d’une femme.

— On ne le dirait pas.

— Elle déguisait sa voix et se servait d’un vibraphone vocal, mais à l’ampli et avec le décomposeur Blochard, on perçoit des accents féminins dans les syllabes muettes.

— Bon, c’est toujours ça d’acquis.

Je prends un grand congé de mes collaborateurs après leur avoir recommandé d’ouvrir en très grand leurs baffles. Demain sera peut-être déterminant.

La journée du lendemain est marquée par un événement de la plus haute importation, comme dit Béru : son héritier est malade. Il vomit et se paye 40 de fièvre. Branle-bas de combat chez Félicie. On mande notre toubib qui se pointe dans les meilleurs des laids. Le praticien diagnostique une infection intestinale, probablement due au fait qu’Apollon-Jules a mangé hier des denrées peu faites pour les bébés de deux mois : boudin, friture de goujons, profiteroles.

C’est sa première maladie. Affolé, Alexandre-Benoît retrouve intacte la foi de son enfance et se met à réciter des Je croise en Dieu, des Not’ paires à n’en plus finir pour obtenir du ciel le salut d’un rejeton sur lequel on ne comptait plus.