— Je vais vous donner un numéro que vous allez foutre dans votre collimateur. Trouvez un collègue qui parle l’arabe, mais l’arabe d’Arabie ; vous avez quelqu’un sous la pogne ?
C’est Lesgourde qui me répond :
— Je ne vois que Mathias : il cause toutes les langues.
— Il est dans la taule ?
— Je l’ai croisé tout à l’heure.
— Fais-le radiner d’urgence car dès que j’aurai quitté l’endroit où je me trouve ça risque de tubophoner sec.
J’épelle le numéro inscrit sur le combiné.
— Vous permettez que j’en fasse un second ? demandé-je au gorille indifférent qui attend près de la porte, les bras croisés comme le génie d’Aladin attendant les ordres.
J’ai parlé en français. Il m’adresse un signe d’incompréhension. Je réitère en anglais et il hausse sobrement les épaules.
Il en a rien à cirer, le colosse, que je prenne l’appartement de son maîmaître pour un bureau de poste. Alors, je tube chez Pinuche. La vieillarde vermoulue me répond. Elle arrive de la messe, suprême effort qui a achevé de la démanteler ; c’est sa foi qui la porte. Bientôt elle devra, comme tant et tant de gens diminués, suivre l’office à la télé. Ayant dit, elle me demande des nouvelles de son vieux. Sais-je où il se trouve, cet inconscient qui, hier, l’a laissée rentrer seule du baptême, alors qu’elle souffrait mille morts ? Il n’a pas eu un geste pour l’accompagner. La beuverie, pour César, passant avant tout. Qui plus est, il a découché sans même la prévenir. Pas le moindre appel téléphonique de l’époux indigne. Un bouc aviné ! Et, par comble, ça ne répond pas non plus chez les Bérurier. Tout ce joli monde doit gésir sous une table, à cuver des boissons fermentées dans des flaques de déjections, elle devine. Ah ! commissaire ! commissaire ! Sa vie est un calvaire, Mme Pinaud. Malade et abandonnée. Elle se meurt stoïquement en priant pour la rémission des péchés qui la cernent.
Je lui prodigue des paroles de réconfort, de celles qui ne veulent rien dire, n’engagent personne, ne sont écoutées que d’une oreille distraite.
— Je vous rappellerai plus tard, ma chère vaillante amie, conclus-je.
Ouf !
Mais dis-moi, Benoît ? Et Pinaud ? Que lui est-il advenu ? That is the question que je pose au Gros, de retour à ma brouette. Lui aussi, ça l’interloque fort. C’est vrai, ça : la Pine a cessé de se trouver en notre compagnie hier soir et onc ne s’en est aperçu.
— Faudra que je vais demander à Berthy, dit-il. Car, selon d’après moi, c’est quand est-ce on a été au Service des écoutes qu’il s’est fait la valoche, l’Ancêtre. Or, ma chère épouse s’trouvait av’c lui à nous attend’.
Tout en regagnant mon home, nous supputons et tombons d’accord sur l’hypothèse suivante : réveillé par un besoin pressant, Pinuche sera allé dans un bistrot où il aura, sa vessie une fois vidée, entrepris de la remplir. L’ivresse est une aventure. La sienne l’aura conduit en quelque lieu particulier où il se trouve encore, le vieux bougre.
Nous nous autorassurons et rallions la maison de Félicie où une fabuleuse blanquette de dévot nous attend. Onctueuse, légèrement citronnée, fondante, admirable ; bref : réussie !
Mais, contre toute attente, B.B. n’est point là pour la déguster ; M’man nous explique que Mme Bérurier, chiffonnée par la journée d’hier, a décidé d’aller se faire faire un brochinge chez Alfred, leur ami coiffeur. Elle a frété un taxi après avoir confié Apollon-Jules à ma vieille. Et puis, quelques heures plus tard, elle a appelé de Pantruche afin de prendre des nouvelles de son lardon ; comme la fièvre était tombée, elle a déclaré à m’man qu’elle resterait à Paris et que Béru devrait se rapatrier avec le chiare en fin de journée.
Excellente mère, comme tu peux en juger. Le Gros la pardonne en faisant valoir que la maternité de sa merveilleuse a été longue (9 mois) et pénible, et qu’il est normal qu’elle prenne un peu de bon temps pour se changer les idées. Il est fréquent qu’après leurs couches, les jeunes mamans se paient une déprime. Berthe, consciente du danger, veille au grain et prend les mesures qui s’imposent. Et que nous notions bien à quel point l’héroïque épouse a le sens du devoir, dites : n’a-t-elle pas téléphoné pour prendre des nouvelles d’Apollon-Jules ? Qui l’y obligeait, somme toute, hmmm ? Eh bien, « voiliez-vous », c’est ça, une maman !
Il chougnasse d’émotion et va faire un guiliguili au menton de son héritier, lequel ignore encore, ce petit plein de merde, quelle grâce du ciel c’est que de posséder de tels parents !
Les « écoutes » m’informent que Karim Harien, le valet du sieur Kazaldi, a appelé son maître vénéré au début de l’après-midi. On me lit la communication enregistrée et traduite par Mathias, le Savant.
« — Allô ? Ici Karim Harien !
« — Salut, tête de zob !
« — Ah ! c’est toi, Moktar, je veux parler au Maître.
« — Pas le moment de le faire chier, il est en plein dans les amours !
« — Tu pourras lui dire qu’un sale porc immonde de policier français est venu à l’appartement. Police des étrangers, il voulait voir mes papiers.
« — Et alors ?
« — Je lui ai montré mon passeport, il a pris des notes et me l’a rendu.
« — C’est tout ?
« — Il m’a aussi demandé si le Maître avait des femmes.
« — Tu lui as répondu quoi, tête de zob ?
« — Ben, qu’il n’en a pas.
(Ricanement de l’interlocuteur. Puis, le type demande :)
« — Le flic t’a dit qu’il repasserait ?
« — Non.
« — Rien d’autre ?
« — Il a téléphoné depuis l’appartement.
« — A qui ?
« — Je ne sais pas, je ne comprends pas le français. (Période de réflexion. Karim Harien finit par demander :)
« — Moktar ?
« — Quoi ?
« — Je croyais que tu avais raccroché.
« — Non. Ecoute, tête de zob, ne rappelle plus de l’appartement. Téléphone au Maître en fin de journée d’un bureau de poste.
« — Tu crois que… ?
« — Fais ce que je te dis, d’accord ?
« — D’accord.
« — Salut !
« — Salut ! »
Fin de la communication avec Marrakech. Je gamberge posément n’après quoi je dis à mes zèbres que je vais rester à mon domicile jusqu’à nouvel ordre et qu’ils m’y joignent s’il y a du nouveau.
L’instant est venu d’offrir un calva hors d’âge au Gros. M’man va relanger Apollon-Jules car elle prend son rôle de « marraine » au pied de la lettre.
L’HOMME ET SON RAMAGE
L’appartement d’Alice comportait un système de phonie délicatement incorporé dans des boiseries murales. Il diffusait de la musique orientale, aux accents nostalgiques. Une musique un peu « loukoum », se disait-elle. Mais cette diffusion n’était pas systématique. Elle intervenait pendant ses périodes de rêveries, comme pour les soutenir. Quand elle prenait ses repas, dormait, faisait sa toilette ou bien lisait l’un des nombreux ouvrages français garnissant les rayons d’une bibliothèque basse, la musique cessait aussitôt, d’où elle concluait que quelqu’un épiait ses faits et gestes et ne branchait la phonie qu’à bon escient.
Elle venait de prendre un bain et s’accoudait à la fenêtre pour admirer le somptueux jardin lorsque la musique retentit. Elle déclenchait comme par enchantement le pépiement des oiseaux peuplant la volière. Ils paraissaient la capter et ils y répondaient dans leur langage céleste. Soudain, la musique shunta et ne subsista plus qu’à l’état de fond sonore à peine marqué. Une voix prit le relais. Voix d’homme ? Un instant, Alice en douta, tant cet organe était doux, feutré, suave.