Je songe mélancoliquement à un type que j’ai connu et qui pensait cela. Il lui était survenu un turbin façon Lambert. Avant, quand il lui arrivait d’envisager pareille éventualité, lui aussi se disait que le monde ne serait pas assez grand. Et puis la chose s’est produite et c’est lui qui s’est senti tout petit, tout minuscule dans le monde immense, dans la jungle infinie qu’est le monde.
Je capte les différents appels des voitures jalonnant le parcours :
— Attention, voiture 14, il va arriver au carrefour.
— Je le vois ! Relais assuré !
On roulingue dans du moite. La circulance se calme. Peu de temps avant le restauroute prévu, je mets toute la gomme, double Lambert et filoche jusqu’au but. Dans le parking, je choisis le coin le plus isolé pour stationner. Je descends seul, le Gravos s’étant, selon notre dispositif prévu, allongé sur son siège dont il a renversé le dossier. Muni d’un petit périscope, à infrarouge logé dans chacun des rétroviseurs latéraux, il va pouvoir surveiller les abords. Moi, tout plan-plan, je me dirige vers le restaurant et choisis une table à l’écart, derrière un grand bac contenant des plantes vertes en matière plastique très superbe.
Au bout d’un moment, Alain Lambert se pointe, sanglé dans un imperméable anglais à épaulettes. Il a l’air d’un vieux major écossais carbonisé par le whisky et les années de service. Il regarde sa montre, commande une conso et se met à attendre.
Je vais finir par bicher une arthrose de la nuque à force de me pencher sur son problème, à cet homme. Pourquoi ai-je la désespérante sensation de perdre mon temps ? Comme si, tous, victimes et policiers, nous étions les interprètes d’une comédie mal ficelée. Ça bat à mes tempes. Je me sens devenir mauvais. J’aigris. Tout à coup, je me lève et fonce à la table de Lambert.
Il blêmit en m’apercevant.
— Mais comment, vous…
— Oui, je ! Venez avec moi !
— Oh ! non, je vous en conjure, vous risquez de tout faire capoter.
— Je ne le pense pas, venez !
Je dépose un billet sur sa table pour douiller son scotch (c’était du whisky, sa conso) et l’entraîne dans la nuit où grommelle un vent mouillé qui a des sautes d’humeur et flanque des claques aux carrosseries des tires rangées sur le parking.
— Ecoutez, commissaire, si je ne vous ai rien dit…
— Pas la peine de vouloir m’expliquer, si je ne comprenais pas ça, je ne mériterais pas la superbe paire de couilles que je trimbale dans mon Kangourou.
— Vous m’aviez mis sur table d’écoute ?
— J’espère que vous n’en doutiez pas ?
— Effectivement je…
Nous atteignons sa Rolls, remisée à vingt mètres de ma R 25.
— Ouvrez le coffre, monsieur Lambert.
Il déponne. Sur le revêtement de moquette beige se trouve une méchante valise métallique, guillochée, avec une poignée en matière plastique merdique.
— Maintenant, ouvrez cette mallette.
Lambert fait jouer le double fermoir quincaillesque et soulève le couvercle. L’abondante lumière du coffre nous découvre une pile de revues luxueuses sur papier couché.
— Ça y est ! Ils sont passés ! exulte Lambert avec soulagement, heureux de s’être fait engourdir ses cinq cents bâtons.
Je le quitte pour aller à ma propre chignole où le Gros continue d’avaler de la boustifaille en guignant dans le périscope.
— T’as vu quelqu’un s’approcher de la Rolls, Gros ?
— Non, personne.
Je décroche l’appareil de phonie et hèle mes hommes dispersés dans les alentours.
— L’opération est terminée, regroupement autour de la Rolls, sur le parking.
Peu à peu, des silhouettes se dégagent de l’ombre, comme on écrit dans les romans à suspense qui racontent toujours la même histoire avec juste l’heure et les noms des personnages qui changent. Six gaillards sont bientôt là, attentifs, intrigués par mon initiative contraire à tout ce qui se fait dans des cas similaires.
— Messieurs, avez-vous vu quelqu’un s’approcher de cette Rolls-Royce à un moment quelconque, depuis qu’elle a quitté son garage ?
La réponse est unanimement : non.
— Mais alors, murmure Lambert, abasourdi, qu’est-ce que ça veut dire ?
— Mon cher monsieur, lui dis-je, rappelez-vous les écriteaux qu’on peut lire dans les devantures de certains commerces : « Ce que vous ne voyez pas dans la vitrine se trouve dans le magasin. »
Je laisse Béru piloter la tire de la Grande Crèche et voyage au côté de Lambert, dans son carrosse fouettant le cuir délicat et les parfums les plus distingués des maisons Dior, Guerlain et Olida.
Il m’avoue ne rien comprendre à ce micmac. Et moi, en termes mesurés, je lui explique mon fâcheux point de vue.
— Je crains fort, monsieur Lambert, que le rançonneur n’ait rien à voir avec le kidnappeur. Comme il arrive parfois dans ce genre d’affaires, un gredin opportuniste se greffe sur l’aventure, abjecte bouture plus criminelle peut-être que l’arbre du crime.
Je laisse un blanc pour lui permettre de me traiter de con, ou, au moins de le laisser me dire que mes métaphores sont belles comme du papier chiotte après usage. L’abjecte bouture devrait le faire sauter, mais son abattement est si grand, son désespoir si profond, son accablement si… (merde, voilà que je recommence !) qu’il ne prend même pas garde à mon délire littéraire. Je pourrais y aller pleins gaz dans les comparaisons à changement de vitesse, roulement à billes incorporé, frein à tambour, fourche télescopique, ça ne lui ferait même pas froncer les sourcils.
Afin de couper court à ses questions, je me mets à lui en poser :
— A quelle heure êtes-vous allé acheter la mallette métallique au Prisunic Champs-Elysées ?
— Vers seize heures.
— Et après ?
— Je suis revenu chez moi.
— Et puis ?
— J’ai placé l’argent dans la valise.
— Quelqu’un se trouvait chez vous, en dehors du personnel ?
— Mon amie Isabelle et l’épouse du docteur Marate.
— Vous avez agi en leur présence ?
— Grand Dieu non, je n’ai soufflé mot à âme qui vive de la rançon. Je suis allé emplir la valise dans mon bureau.
— Et ensuite, où l’avez-vous mise en attendant vingt heures ?
— Je l’ai placée dans le tiroir du bas qui est plus vaste que les autres.
— Ces dames sont parties avant vous de votre domicile ?
— Oui, et en même temps, Isabelle a proposé à Maryse de la déposer chez elle car elle était venue me rendre visite en taxi.
— Quelle heure était-il ?
— Dix-neuf heures cinquante environ. Je venais de leur dire que j’allais devoir sortir, ayant rendez-vous au Quai des Orfèvres pour une conférence.
— Ces deux dames avaient-elles un bagage en arrivant chez vous ? Genre grand sac ou je ne sais quoi ?
Il freine un bon coup et me coule un regard anéanti.
— Si je comprends bien, vous les soupçonnez d’avoir échangé la valise de la rançon contre une autre ?
— Mon métier consiste à être objectif, monsieur Lambert. Quatre personnes seulement ont pu procéder à cette substitution : mesdames de Broutemiche et Marate, plus le couple de domestiques.
Il a carrément stoppé son carrosse en double file, indifférent aux coups de klaxon rageurs qui foncent sur nous.
— Mais aucune de ces quatre personnes ne savait que je m’apprêtais à payer une rançon.
— Si, monsieur Lambert : celle qui vous l’a réclamée.
La réalité, l’hideuse, l’épouvantable réalité le frappe à toute volée, comme disait une cloche de mes amies. Le pauvre homme mesure soudain que cette arnaque n’a rien de commun avec le rapt de sa grande fille. On a profité du kidnapping pour le baiser de première. Donc, le sort d’Alice n’est toujours pas réglé. Il s’effondre en sanglotant sur son volant. A deux mètres de lui, sur le capot, la fameuse statuette Rolls fait de l’épate à la proue du navire. Et moi, populiste comme pas deux, je me dis qu’il vaut mieux être relaxe au volant d’une 2 chevaux-poubelle que malheureux à dégueuler sa vie à celui d’une tire de reine. J’ai pas raison, Léon ? Nous autres qui ne sommes pas des philosophes, n’ayant pas les moyens intellectuels suffisants, ce qui nous sauve c’est notre bon sens. Le bon sens c’est ce qui vous permet d’être écouté quand vous êtes trop con pour être intelligent.