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Nous voilà en décambutage. Lambert m’a filé le ranque à l’aéroport du Bourget, mais je dois auparavant déposer les Bérurier père et fils à leur domicile. La bagnole endort Apollon-Jules et c’est tout bénéfice.

— T’y crois, toi, à la piste du gros Arabe ? chuchote Alexandre-Benoît.

— Oui, répondis-je résolument.

— T’imagines quoi ?

— L’acte d’un sadique, je crains bien. Ce gros mec doit être un détraqué sexuel. Il aura jeté son dévolu sur Alice Lambert, et comme il dispose probablement d’une main-d’œuvre compétente, il l’aura fait enlever pour assouvir ses bas instincts.

— Pour, ensuite, y sectionner le corgnolon ?

— J’en ai bien peur.

Le Mastar serre fort son hoir contre lui.

— Moi, un mec f’rait ça à Apollon-Jules, j’y coupe les couilles, j’lui oblige à les bouffer, n’ensute j’le plonge dans une cuve d’acide, et puis…

— Voilà qui me paraît être un traitement complet, l’arrêté-je.

On se pointe devant son immeuble.

— T’sais ce dont il m’ferait plaisir, mec ? déclare le Mastar. C’s’rait d’aller av’c ta pomme à Macache Bonno. J’ai idée qu’on n’s’rait pas trop d’deux si y s’met à vaser des chieries, là-bas.

— En effet, conviens-je.

— La Grosse va sûr’ment rouscailler comme quoi j’la laisse seule avec Popo, tu d’vrais viendre av’c moi pour qu’on y entende raison, cette douceur. Tu l’impressionnes.

Il ajoute, dans l’escadrin :

— Berthe, c’est plutôt l’genre sérieux, en tant qu’épouse, pourtant j’sus certain, tu lu proposerais la botte, elle r’fuserait pas.

— Jamais je ne ferais ça à un ami comme toi ! m’écrié-je avec un tel accent de sincérité qu’il en est retourné.

— Mercille, gars. Slave étant dit, j’me rends compte qu’à l’idée d’se laisser tirer par toi, une gonzesse, elle est prêt’ à faire brûler les cierges qu’é s’fout dans la moniche pour obtiendre du ciel un tel bonheur.

Juste comme il ouvre sa porte, on entend carillonner le biniou dans son logis. Le Gros se précipite et va décrocher. Il désappointe en reconnaissant la voix de sa chère compagne.

— Allô ! Moui, on arrive à l’instant, moi et Popo. Tu es où est-ce ? Ah ! bon ? Comment ?… Ah ! bon, fais-y mes compliments !.. Qu’est-ce tu dis ?… Moui. Moui, j’comprends. Non, t’as raison, c’serait incorrèque. Bon, ben, j’vais m’arranger.

Il embrasse l’émetteur et raccroche. Puis, se tournant face à moi.

— Figure-toi qu’y sont toujours à Montbéliard. Alfred a z’eu l’premier prix et y a d’grandes manifestances organisées en leur honneur. Tous les grands journaux d’Montbéliard font une circonférence de presse. La mairie donne un grand banquet, tout ça. Brèfle, y n’rentrereront qu’d’main.

— En ce cas, ton voyage au Maroc est scié.

— Penses-tu : je vais laisser Apollon-Jules à maâme Glandsale, not’ concierge.

On redévale.

Las ! Un écriteau est fixé à l’intérieur de la loge, entre la vitre et le rideau sale de la porte-fenêtre :

LA CONCIERGE EST EN DEUIL
DANS SA FAMILLE
POUR DURANT TROIS JOURS

— C’est ben la vérolerie, bordel ! tonne mon pote.

Mais ce n’est pas l’homme des longues lamentations.

— On n’a pas le temps d’rembarquer le mouflet chez maâme Félicie ?

— Bien sûr que non, je suis déjà à la bourre !

— Alors, nous cassons pas l’cul : je l’emmène.

— A… à… à Marrakech ? je m’exorbite.

— Et pourquoi pas ? L’air y est pas plus mauvais qu’ailleurs, non ? Et av’c un lardon dans les bras, j’te jure qu’on passera inaperçus.

Il baigne tant tellement dans le sirop d’orge, Alain Lambert, qu’il réagit pas devant le bébé. On lui amènerait une colonie de vacances dans son jet, ça le laisserait indifférent, au point extrême où il en est.

Son zinc, c’est de l’appareil surchoix. Dix places, tout confort. Un beau zoizeau blanc avec des zizigoumis rouges et des chiffres noirs. Il est drivé par un gars du genre coureur de brousse, un grand blond à gueule de mercenaire mal rasé, impressionnant dans une combinaison blanche. Il se nomme Slim et je suppose qu’il n’est pas français pur fruit. Je l’imagine en jean ravagé, avec une limouille à épaulettes. Style romantisme néo-cradingue, si tu vois ? Pour les garçons de sa trempe, le monde commence à être trop exigu et ils se cognent contre les murs. Son regard clair, intense, sa gueule aux plis précoces en disent long comme le règne de Louis XIV sur son tempérament baroudeur.

On se serre la louche sur présentation de Lambert. Lui, il jette un regard à Apollon-Jules et déclare simplement :

— Mon plus jeune passager.

Et puis bon : bouclons nos ceintures. Ça jacte avec la tour de con. Slim et un gazier du trafic échangent l’essentiel de ce qu’ils doivent savoir. Dans un élan souple on saute dans le ciel, franchit la couche de merde qui tartine la région parisienne et débouche dans le soleil pimpant qui nous attend là-haut.

Béru virgule une louffe de décompression qui se mêle au bruit des réacteurs. Je le foudroie d’un regard sombre.

— Les pets de Damoclès ! explique-t-il.

Il rit, joyeux de vivre, d’être père et de se baguenauder dans l’éther. Son marmot pionce sur son sein paternel. Touchante image. Quand on visionne les Bérurier, ainsi enchevêtrés, on se persuade non seulement que l’homme descend bien du singe, mais qu’il y remonte.

Dans le fond, nous avançons dans la vie comme dans une barque : à reculons.

Vaincu par mon existence trépidante et ma maldormance, je me mets en écraser.

Tout le monde te le dira que Marrakech est l’une des plus belles villes du monde.

Attends, je vais te montrer le dépliant touristique… Tu vois : c’est blanc et ocre, avec des édifices vachetement bathouzes ; et puis des palmeraies de-ci, de-là, des propriétés princières, le golf, les orangeraies… Dans le fond, jusqu’aux confins les plus lointains, la chaîne de l’Atlas. Sublime. Rouge, avec des reflets bleutés et mauves. C’est beau, le Maroc. Noble. On distingue des piscines de rêve à travers les frondaisons. Les souks comptent parmi les plus pittoresques du monde. Bien plus formides, par exemple, que ceux de Stockholm ou de Varsovie qui ne sont plus ce qu’ils étaient. Et le marché, dis, tu l’as vu le marché ? Tous ces étalages bigarrés (dans une description de ville du Sud, n’oublie jamais l’adjectif bigarré, il est indispensable ; t’oublies « bigarré » et tu carbonises ta répute d’écrivain célèbre ; faut se gaffer à ce genre de détail dans mon métier !), ces montreurs de serpents, ces marchands de cuivres ouvragés ou de bijoux en véritable argent bien imité. Des fois, quand tu as de la chance, tu vois passer le roi. Un monarque sympa, pas fier —, juste la bonne pointure, à cheval entre modernisme et tradition. Majestueux sans le faire exprès, mais la volonté d’être simple. Il traverse la populace avec une canne de golf à la main en guise de sceptre. La foule liesse en plein. Crie « Vive ! Vive ! » ; et lui, fait droit à sa requête : il vit. C’est dur de rester roi, de nos jours, j’en causais la semaine dernière avec Elizabeth (pas celle qui travaille chez Cartier, celle qui travaille à Buckingham). Faut du cran, pas craindre, se faire accepter et même aimer. Monarque, merci bien ! Plus une sinécure ! Pour rester dans le coup, faut travailler son look. Une cravate pas conforme, un sourire mal venu et y a de la détrônance dans l’air.

Les derniers funambules, les souverains. Les sultans sont vite insultés, de nos tristes jours.