— Promis juré, j’ai pas envie de me déconsidérer !
Il décarre dans un vrombissement forcené.
Moi, je cherche ma bonne étoile, au ciel ; un peu désorienté parce qu’il fait un jour d’une folle luminosité. Tu ne trouves pas que ça n’arrive qu’à moi ce genre de mésaventure ?
Je passe par le bar de la Mamounia et j’y trouve Lambert et Slim son pilote attablés devant des doubles whiskies.
— Où étais-tu ? me demande Alain, car ça y est, c’est fait, on se tutoie à la vie à la mort dorénavant.
— Opération de reconnaissance, lâché-je.
— Que prends-tu ?
— Un hélicoptère, dis-je, en état second.
Je me tourne vers Slim.
— Vous pilotez également les hélicos, je parie ?
— Et aussi les hydravions.
— Bueno. Il faudrait en louer un pour une heure, vous pouvez arranger ça ?
— No problem, assure-t-il.
— Occupez-vous-en, vieux. Dès que vous serez à même de me faire survoler Marrakech, prévenez-moi.
Il siffle son gorgeon et se dresse. Lambert, l’air du Maroc semble le doper. Dans son cas, l’action est le meilleur des remèdes. Rien de pire que d’attendre, prostré, auprès d’un téléphone.
— J’aurai besoin d’un bon appareil photographique muni d’un téléobjectif puissant.
— Allons acheter ça.
Il y a des magasins surchoix à la Mamounia. J’emplette un Nikon avec ses accessoires et retourne au bar me familiariser avec son fonctionnement. Bérurier s’y trouve en compagnie de son fils et d’une bouteille de champagne rosé dont les premières coupes le font feuler comme tout le Bengale. Exceptionnellement, son chiare se tient coi et je le trouve tout dodelineur.
— Il paraît pas très en forme, Apollon-Jules, m’inquiété-je.
Sa Majesté pouffe de rire.
— Lui ? Il fait l’boa, moui ! Si tu saurais tout c’qu’il a clapé, le monstre ! Six pots Neslé av’c un hamburgère mélangé. Plus un grand biberon de vin sucré et une portion d’tarte aux pommes. Il a d’qui tenir ! J’te prédis qu’y va deviendre un giant !
— Tu ne crois pas que son alimentation devrait être plus conforme aux principes nutritifs prônés par les pédiatres ?
Le Rugueux se remplit une nouvelle coupe.
— Les pédiatres, mec, j’me les carre dans l’oigne, Chez les Bérurier on a toujours su élever ses enfants sans ordonnance et, conclusion, de père en fils, on sera été les plus forts av’c la plus grosse bite du canton. Tu l’as déjà vu, son croquignol, au p’tit prince ? J’sais des officiers d’carrière qui pleureraient d’la comparaison.
Sa certitude heureuse est communicative. Je ne doute plus que la puériculture béruréenne soit la bonne.
Je lui ai donné un plan de Marrakech, à Slim, sur lequel j’ai coché d’une croix la demeure du dénommé Kazaldi. J’explique au pilote ce que j’attends de lui : qu’il me permette de photographier du ciel, à basse altitude, la fastueuse propriété du potentat, sans toutefois donner au personnage l’impression que nous sommes à sa verticale pour lui seul. Il est fréquent, de nos jours, que des photographes prennent des vues aériennes des belles propriétés d’un coin résidentiel. Pour cela, ils survolent la zone en question et la ratissent méthodiquement avec leurs téléobjectifs. Il faut donc que Slim procède comme ces professionnels.
On décolle, et parvenu dans la région fatidique, l’ami Slim se met à opérer dans le sens est-ouest, avec régularité. Au loin, je retapisse le petit palais de Kazaldi à travers la bulle de plexiglas. Nous en approchons progressivement. Bientôt je distingue la configuration de la propriété, laquelle est construite autour d’un merveilleux patio et d’un jardin intérieur dont la végétation ferait mouiller un producteur hollywoodien.
Je suis en batterie, le zoom paré, le tube lance-torpilles du téléobjectif braqué. J’ai jamais été un crack en matière de photographie et tu sais depuis lurette mon aversion pour les touristes konkodak qui passent leurs vacances avec un œil fermé et l’autre collé à un viseur, cependant mon désir de capter cette magnifique crèche est si vif que me voilà super-doué par volonté extrême, tripotant les molettes de réglage, les bistougnets, les clapets de vidange, tout ce circus avec lequel jonglent mes potées de la presse photographique.
— On y est ! m’annonce Slim.
— Je sais.
Il quadrille le coinceteau avec application. Et ma pomme, j’y vais plein cadre ! Clic, clic, clic ! Ne cherche pas à repérer pour mon compte. C’est à l’appareil de jouer. Tu ne peux pas mener à bien deux choses simultanément, Mon Nikon (pas plus nikon que toi, d’ailleurs) bouffe à pleines dents le panorama. Clic ! clic ! clic ! Je flashe à tout berzingue. Une série à gauche, une autre à droite. Merde, ai-je fait gaffe au soleil ? Ne risqué-je pas d’avoir des images surexposées ? Le mahomet y va à fond la caisse dans ce magnifique patelin. Il est si intense que même ton trou de balle bronzerait à l’intérieur de ton bermuda.
Ça y est, nous sommes passés. Slim, obéissant à mes instructions, continue sa manœuvre systématique pour endormir les éventuels soupçons de Kazaldi.
Et puis bon, après un quart d’heure de frime, on retourne se poser. Maintenant, va falloir développer mon rouleau de pelloche. Je musarde dans le centre ville à la recherche d’un photographe. J’avise une boutique sans histoire à côté d’une brasserie et, me fiant à mon instinct, j’y pénètre. Un vieux mecton est assis derrière un comptoir tapissé de photos représentant la chaîne de l’Atlas en continu. Il est tout gris et archiridé, ce bonhomme, avec une abondante crinière d’un blanc sale de loulou de Poméranie négligé. Des lunettes en demi-lunes sont posées au bout de son pif poilu comme une chatte de chaisière. Il me demande avec un accent très marqué (arabe ou juif) ce que je désire.
Je sors de ma poche le rouleau jaune.
— Vous est-il possible de développer ça immédiatement ? Je suis journaliste à Connaissance des Arts et je dois envoyer un article sur les plus belles demeures de Marrakech. Il est indispensable que j’aie la photo pour écrire le texte qui la concerne. Bien entendu, je vous défraierai en conséquence. C’est du noir et blanc, donc, y a pas de problèmes.
Qu’ajouter d’autre ?
Il tend la main, empare le rouleau et appelle sa femme pour qu’elle garde la caisse et me surveille tandis qu’il opérera.
Dans la chambre de Lambert, j’étale mes photos agrandies. Y en a partout sur la moquette. Faut se mettre à genoux pour les examiner. Quelques-unes, comme je le prévoyais, sont surexposées, mais dans l’ensemble ma prestation n’est pas mauvaise. On domine bien les lieux. Ce qui frappe, c’est qu’on ne voit âme qui vive. Pourtant, doit y avoir du trèpe dans cette casbah. Béru m’en fait la réflexion.
— A cause du bruit de l’hélico, expliqué-je, les occupants se sont planqués.
— Si y s’sont planqués, c’est pour pas s’montrer, commente l’expert ; si y veuillent pas s’montrer, c’est qu’ils tiennent pas à c’qu’on les voye !
Alain soupire.
— Et dire que ma chère Alice se trouve peut-être là.
Et à moi, d’un ton où l’espoir le dispute à la détresse, comme l’a écrit la comtesse de Paris dans son célèbre livre intitulé Un Doigt de Cour :
— Ton impression de flic ?
Miroska, vous êtes avec moi ? Je me concentre à mort. C’est comme si je tenais un câble électrique à haute tension. Faut que ça passe ou que ça casse ! S’agit plus de police mais d’occultisme. Je fais appel à des forces surnaturelles, tel que tu me vois. Je puise à mort dans mon subconscient, Je regarde cette vue générale du palais de Kazaldi. Alice s’y trouve-t-elle oui ou merde ?