C’est à ce moment précis, comme on dit toujours et depuis si longtemps dans les feuilletons bien torchés, que surgit un personnage familier, en l’occurrence le brigadier Poilala, huissier auprès du Saint-Siège d’Achille, notre père à tous.
Poilala, c’est tout un bonheur à emporter. T’en ai-je suffisamment parlé ? Non, sans doute. On ne s’exprime jamais assez sur les êtres intéressants. Imagine un canard à moustaches, chauve du devant, le nez en pied de marmite, le regard pincé, ce qui lui donne l’air bigleux. Hautement ganache. Mais courageuse ganache ; dévouée à ses maîtres jusqu’à la mort. Teigneux avec ses inférieurs, servile avec ses supérieurs, le vrai vieux brigadier de jadis, quoi ! L’honneur de la France !
Il est en uniforme mais tient son képi sous le bras, tel un général arrivant chez la marquise de Montroux-Céfiny.
Il rougit de confusance.
L’apercevant, Béru exclame :
— Poilala ! En v’là n’une surprise ! Comment se fait-ce ?
— Mes respectes, m’sieur l’miniss, mande pardon pour l’dérangeage, c’est au commissaire Santonio que j’en aye.
— Faisez, faisez ! déclare le Magnanime. Mais comment t’est-ce t’as su qu’il était là ?
— Vous avez envoillé une invitation au Vi… à môssieur l’direqueur.
— Dont il n’a pas pu accepter, j’sais, renfrogne Bérurier.
— C’est lui qui m’a indiqué le lieu d’c’te cérémonie. A propos, m’sieur l’miniss, je pourrais-je voir le bébé ?
— Il va viendre dans un instant, renseigne le Mastodonte ; il s’était chié parmi et sa p’tit môman l’nettoye. Les bébés, tu sais, c’est pas un ciné de curé.
Je trouve opportun de m’enquérir auprès du brigadier de ce qui motive sa venue inopinée au Goujon de la Marne.
Il me prend à l’écart et, la voix belle, le regard en mission, la moustache horizontale, me chuchote :
— En bas, dans une Ross-Roll, y a un monsieur de la haute, ami du Vi… de môssieur l’direqueur. C’t’homme aurait des problèmes dont j’ignore lesquels sont-ce. Môssieur l’direqueur veut qu’v’v’s’en occuperez de toute urgence.
J’enrogne. Pas mèche d’être peinard. Je sens que ce repas de baptême, unique au monde, va être carbonisé pour moi.
Berthe se pointe avec son produit dans les bras. Prodige de la maternité : elle paraît être une toute jeune maman. Poilala s’empresse et part dans des exclameries sans fin, comme quoi c’est tout son père, avec quelque chose de sa mère, là, là et là…
Je descends parler au môssieur de la Ross-Roll.
Le noble véhicule est de couleur bronze foncé avec un léger liséré mordoré à hauteur des poignées de portes. Au volant se tient un chauffeur sans livrée (ça se fait de moins en moins) mais en bleu croisé marine.
J’avise près de la voiture un homme bien mis, élégant, les cheveux gris, le visage allongé, très bronzé.
Ce qui frappe c’est que, malgré la dignité de son maintien et l’élégance de sa mise, il ressemble à un type au bout de son rouleau. Il y a en lui quelque chose de brisé, de hagard, de désemparé et, surtout, d’infiniment las. Il pourrait jouer l’industriel ruiné au sortir du casino ; le gentleman totalement décavé qui se demande s’il va pouvoir rentrer chez lui pour se filer une bastos dans le cigare, ou bien si, ne s’en sentant pas l’énergie suffisante, il n’est pas préférable d’aller s’allonger sur la voie ferrée pour confier son problème aux roues du T.G.V.
En me voyant venir à lui, il comprend que je suis moi et un suprême effort de volonté bande ses muscles.
Il me tend la main.
— Alain Lambert de Vilpreux, se présente-t-il.
— Commissaire San-Antonio.
— Je suis un vieil ami de…
— D’Achille ?
— Oui. Il m’a dit que ce qu’il pouvait faire de mieux pour moi, c’était de me mettre en contact avec vous…
Je salue comme ceux qui morituri.
Nous nous mettons à marcher le long d’un massif de rosiers borduré par un muret de ciment. Des odeurs de graillon arrivent des cuisines en nuage épais. L’endroit est pittoresque, folklo. Une survivance de Renoir, des guinguettes de l’époque Bruant. On aperçoit une barque de bois à la renverse sous un hangar de tôle. Dans une vaste cage grillagée, des lapins indifférents grignotent avec un bruit de rasoir électrique des trognons de choux provenant du jardinet qui fait suite au massif de rosiers. Le ciel est gris-samedi, avec des traînées jaunasses, genre slip pisseux.
Un instant de silence, et puis Alain Lambert de Je-me-rappelle-plus déclare :
— Ma fille a disparu, monsieur le commissaire.
— Quand ?
— Dans la nuit de jeudi à vendredi.
— Dans quelles circonstances ?
— Nous avions passé la soirée dans un club de la rive droite, le Pasha, en compagnie d’un couple d’amis. Ensuite nous avons regagné mon hôtel particulier de la rue d’Andigné. Parvenus devant la maison, ma fille est descendue de la voiture tandis que je remisais celle-ci au garage. Lorsque j’ai eu terminé cette manœuvre, Alice n’était plus là. Comme elle n’avait pas les clés de la maison sur elle, elle ne pouvait être rentrée. Je l’ai appelée, j’ai arpenté la rue. Par acquit de conscience, je suis rentré chez moi, mais non : elle avait bel et bien disparu. C’est alors que je me suis rappelé qu’une voiture nous suivait depuis un bon moment, je n’y avais pas tellement prêté attention, croyant à une coïncidence de parcours, comme il s’en produit fréquemment. D’ailleurs, lorsque j’ai stoppé devant chez moi, la voiture en question m’a doublé.
— Vous avez pu enregistrer la marque ?
Il hocha la tête.
— Une grande voiture, spacieuse. Américaine ou allemande, sombre. Impossible de préciser.
— Quel âge a votre fille ?
— Vingt-deux ans.
— Mariée, fiancée ?
— Non.
— Un ami ?
— Des amis. C’est une femme de tête. Pas du genre liaisons. Je suis veuf et nous menons une existence très… soudée, elle et moi. Elle ne me cache rien.
In petto je me dis qu’après les époux, les papas sont les hommes les plus crédules de la création. Leurs grandes fifilles parviennent à leur faire avaler n’importe quelle salade non assaisonnée.
Sans doute capte-t-il mon scepticisme car il murmure :
— Puisqu’elle me disait tout, pourquoi m’aurait-elle menti ? Je suis un père à l’esprit large, capable de tout comprendre. Quand il lui arrivait d’avoir une aventure avec un homme, elle me l’avouait sans que j’eusse à lui poser de question. Alice a des copains, surtout des copains. Il lui est arrivé d’aller un peu plus loin avec l’un d’eux, sans qu’elle en fasse mystère.
— Cela lui arrive souvent ?
— Non. Elle m’annonce la chose d’un ton amusé. Sa préoccupation principale, voyez-vous, c’est de « s’accomplir ». Je ne veux pas parler de surdouée, mais elle est licenciée en droit depuis l’an passé et a créé dans mon entreprise un département marketing qui fonctionne du feu de Dieu.
— Vous avez une photo d’elle ?
Il l’avait préparée et me la tend comme par magie, sans que je la lui aie vu prendre dans sa poche.