Elle a déjà dépouillé ses lèvres du rouge épais qui les renforçait. Et la voici, gloussante d’aise, préambulant de la menteuse en un somptueux frétillement longitudinal. Message reçu cinq sur cinq ! Bravo, la technique ! Du Fellini !
Encore quelques véroniques somptueuses ! Merci ! impériale fellatrice (ou teuse, ou comme tu voudras, ou simplement pipeuse, à la bonne franquette).
Le prélude étant enregistré, elle s’attaque à la symphonie. Belle histoire d’amour, en vérité. Jouez, hautbois, résonnez bals musettes. L’enchantement.
Moi, poli, car je sens que la mort douce ne tardera pas à me prendre, de proposer :
— Voulez-vous que nous changions de registre, sur votre lit ?
Comme sa maman lui a recommandé de ne jamais parler la bouche pleine, elle me libère un instant le chinois pour écrier :
— Oh ! non, c’est trop bon comme ça !
Qu’il en soit fait selon son désir. Je suis un homme sans parties prises !
Ma conscience professionnelle reste cependant en éveil et, malgré la magistrale félicité qui m’envahit, comme on disait puis dans les z’œuvres du dix-huitième, je continue de lorgner en direction de Kazaldi. Alerte ! Il vient de se lever et s’approche de notre hôtesse. Prend-il congé ? Si oui, je vais devoir jouer « brève rencontre » à Graziella. Mais non : la mère nourricière de Jean Noubly fait un signe d’acquiescement et désigne la maison au gros lard. Ce dernier s’y dirige de son allure de gros paquebot entrant dans la rade.
Un instant, l’idée me vient d’interrompre le solo de clarinette de ma bonzesse pour aller m’informer. Ce n’est pas la volupté qui m’y fait renoncer, mais la prudence. Surtout, ne pas faire de vagues.
Alors, poursuis ton enchanteresse manœuvre, fille de rien, fille de tout, fille d’amour ! Eh oui, comme ça ! Parfait.
Exactement ce que je n’osais espérer ! Quelle initiative opportune ! C’est cela le génie : aller à la rencontre du désir d’autrui, le précéder tout en le faisant naître !
Le brouhaha extérieur ne me permet pas de bien percevoir les bruits de la maison, pourtant il me semble entendre le cliquettement du téléphone. C’est donc un coup de grelot que l’immonde obèse est venu donner chez son hôtesse. Je concentre mes baffles.
Ça jacte en arabe dans le hall. Brièvement car Kazaldi réapparaît bientôt dans le jardin et gagne le buffet où il se fait servir une louche de caviar ; c’est sa potée auvergnate à lui.
Graziella force le rythme. Elle moule la romance de mise en train pour attaquer avec tous les cuivres « Gloire Immortelle de nos aïeux ». Que j’en ai les cannes qui parkinsonnent à toute volée, moi. Debout, c’est exquis, mais épuisant.
Je voudrais pas trop carburer. Ça fait glandu, le gazier qui jette l’éponge au premier round. Faut du savoir-vivre en amour. Manière de retarder le moment de gloire, j’use de subterfuges. Je me pose des colles (buissonnières). Je me dis : « Le traité de Westphalie, en quelle année ? » La réponse me vient presque automatiquement : « 1648 ». Bon, et il a été signé par qui, ce traité de merde, ce traité de tous les noms ? La France, certes, l’Allemagne, ça va de soi… Et puis m’semble qu’il y en avait un troisième : l’Autriche ? L’Angleterre ? Ah ! ça me revient : la Suède ! On pense jamais à eux, ces pommes ! Suédois, tu penses, c’est bien pour dire. Je les trouve en rab, ces peuples savonnettes. Juste dans les films de Bergman, ils m’intéressent un peu, et aussi à travers Borg ou Villander, sinon, je t’en fais cadeau. Je me rappelle un soir d’été qui n’en finissait pas, dans une petite ville du nord de la Suède. Je clapais de fades nourritures devant une baie vitrée donnant sur la rue principale. Et dehors y avait des groupes de jeunes, moches et blafards, qui arpentaient la strasse pendant des heures. Une rue en pente. Ils la montaient, la redescendaient. Ils se croisaient toujours au même endroit, échangeaient quelques mots comme s’ils venaient de se rencontrer pour la première fois. Ils avaient l’air de monstrueusement se faire chier ; à tel point que je n’ai pas pu m’empêcher de me demander à quoi ils servaient. Exactement en ces termes : à quoi servent-ils ? C’est grave. Y aurait fallu poser la question à Dieu, mais j’ai pas osé. Et puis, m’aurait-Il répondu ?
Après le traité de Westphalie, je m’interroge sur la fin de la guerre de Sécession, mais là je sèche. Peut-être parce que je suis à bout de résistance ! Allez : en voiture, Simone ! Tu l’as voulu, tu l’as eu ! On part !
Comment qu’elle déguste, Augustine. Les vraies nymphos sont toutes pareilles : elles te savoureraient à la cuiller si elles osaient, à la pipette, façon tastevin ! Des cas !
Bon, ensuite, merci bien, mam’zelle. Je lui laisse se refaire une beauté après lui avoir bricolé un palais, Je l’assure de l’ô combien ce fut ineffable. Et que je la recommanderai à mes amis. Que si elle craint pas de se faire sauter les gonds de la mâchoire, je connais un surdimensionné qui l’intéresserait. L’aubaine du siècle. Son zigomar retenu par la Faculté pour, après lui, être exposé dans un bocal (un grand). On déconne, quoi ! Après l’amour, l’homme n’est pas triste : il bavarde.
Et puis je redescends dans la fiesta après un regard par la fenêtre pour m’assurer que Kazaldi est toujours là.
En sortant, je me cogne à Jean Noubly qui rit large comme une tranche de pastèque.
— Alors, commissaire ?
Sa jubilation pétille comme un feu de serments.
— Jeune surdouée, conviens-je ; le gars qui l’épousera devra faire gaffe à ce que ses amis n’aient pas le SIDA.
M’est avis qu’un canapé de caviar et une nouvelle flûte de Dom Pérignon resserreraient mes écrous.
En allant au buffet, je me trouve nez à nez avec un homme en gandoura blanche et fez que je suis certain de connaître. Où l’ai-je-t-il vu, y a pas longtemps ?
Et ça m’éclate in the caberlot, comme disent les Anglais, ces cons, que s’ils font trop les mariolles, le président m’a promis de renoncer au tunnel et de reculer la Grande-Bretagne de cinquante kilomètres du continent.
L’homme que je te cause n’est autre que Karim Harien, né natif de San’A, le domestique de Kazaldi qui m’a reçu à Pantruche.
Il sourit en m’apercevant et m’adresse un signe de tête déférent. Puis gagne la table où se tient son « maître » et lui tend quelque chose. Ils échangent des mots, me regardent. Voilà, j’ai tout pigé. Tout ! Pour une raison « X », Kazaldi a tiqué sur ma personne. Un détail (le nom de Saint-Antoine, sous lequel m’a présenté mon pote, peut-être ?) l’a induit à vouloir s’assurer de ma personnalité. Il a demandé à la maîtresse de Noubly, qui est également celle de maison, la permission de téléphoner chez lui pour se faire apporter ses lunettes, ou son bandage herniaire, ou un médicament. Il a alors prié son esclave, arrivé de Paris, de rabattre au trot jusqu’ici. Et voilà ! Brûlé, l’Antonio ! C’est dur à gober mais ce sont les impedimenta du métier ! Le grain de sable cher aux auteurs de polars.
Beau joueur, je souris à Kazaldi, vais chercher mon toast de caviar, ma coupe de rouille. Puis, tranquillos, je choisis une table à l’écart pour en finir ma joie de vivre. Sur le plan voluptas, ç’aura au moins été une soirée positive.
Tandis que je mords dans les grains gluants, je vois repartir l’homme natif de San’A ; et revenir Graziella, plus pimpante que jamais. Jean qui me passe à promiscuité, me chuchote en la désignant du menton :
— La voici de nouveau en piste. Il lui en faut au moins trois par soirée !
— Elle est vorace, fais-je. Ça ne se soigne pas, ce genre de maladie ?
Il se marre.