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— Sa vieille l’a emmenée chez le plus grand neurologue de New York…

— Et alors ?

— Elle l’a sucé jusqu’à la moelle !

Il s’éloigne en pouffant.

L’obscurité s’étale sur ma table. Panne de lumière ? Non, c’est M. Kazaldi qui vient s’asseoir en face de moi.

Il me contemple aimablement. Ses bajoues floconnent par-dessus le col de sa limouille de smok. Je soutiens ses châsses et ne tarde pas à leur reconnaître un certain pouvoir hypnotique. Curieux homme. Réfléchi et intense, avec d’étranges vibrations intérieures et un je ne sais quoi de vaguement pathétique qui provient probablement de son obésité. Faut être cinglé ou gravement malade pour s’abandonner ainsi à la graisse. Y a du fading dans son métabolisme, Prosper !

— Vous avez l’air d’aimer le caviar ? attaque-t-il de sa voix onctueuse.

— Moins que vous qui le mangez à la louche et sur pommes de terre, je revirgule.

— Vous connaissez mes petits caprices ?

— Et je devine les grands, monsieur Kazaldi.

Doubles sourires de cinéma. Tu sais, au saloon, le cove-bois et le forban, face à face, qui échangent des propos badins, la main à dix centimètres du Colt ? Eh bien, ça ! En plus tendu. Poil au bras !

— Je suppose que vous êtes ici pour moi ? il s’enhardit.

— Vous venez de gagner cent dirhams, plaisanté-je. Vous continuez ?

Il fait la moue.

— Je n’aime pas le jeu. C’est rare pour un Levantin, n’est-ce pas, commissaire ?

— Ou alors vous jouez carrément très gros ?

— Même pas.

Il réfléchit et laisse tomber rêveusement :

— Vous savez que nous sommes au Maroc ?

— Oui, pourquoi ?

— Parce que, ici, un policier français est un touriste comme un autre.

— Il ne manquerait plus qu’il en soit autrement !

— Il peut contempler ma maison, la survoler au besoin en hélicoptère, mais… c’est tout !

— C’est déjà beaucoup, monsieur Kazaldi.

— Peut-être… Mais c’est tout !

Son ton s’est durci, son regard est devenu livide comme l’éclat d’un sabre dans la lumière.

Machinalement, j’achève de grignoter mon toast.

— Puisque vous n’êtes pas joueur, nous pourrions mettre les cartes sur la table ? suggéré-je.

— C’est-à-dire ?

— Au Maroc comme ailleurs, un rapt est un crime monstrueux et punissable.

Il sourit.

— Vous connaissez la définition du mot « rapt », je suppose ? Dans vos fonctions c’est obligatoire et de plus vous devez être un garçon cultivé.

— Je la connais.

— Ça vous ennuierait de l’énoncer ?

Je récite :

— Un rapt est un enlèvement par violence.

Kazaldi se lève et défroisse sa veste.

— Exactement. Ne perdez jamais ça de vue, commissaire.

Il regarde sa montre en brillants.

— Je crois que je peux me permettre de me retirer ; mon temps de présence ici est suffisant. Au plaisir de vous revoir, commissaire San-Antonio.

Le paquebot tangue dans la houle des invités. Je vois Kazaldi s’approcher de la maîtresse de Machin. Baisemain.

Graziella est en converse avec un costaud dont les biscoteaux font craquer le smoking aux entournures. Ça carbure bien. Dans moins de jouge elle l’aura en bouche, le Tarzan mondain.

Je vide ma coupe et me lève. La vie est coinçante par moments, un peu couleur de bile dégueulée si tu vois ce que je veux dire ?

En passant près de Graziella, je marque un temps d’arrêt.

— A bientôt, merveilleuse hôtesse. Soyez gentille : lorsque vous aurez fini de vider les bourses de ce grand veau, dites à Mme votre mère combien j’ai passé une soirée mémorable !

Et de la route !

Plus de Kazaldi aux environs.

Je me rapatrie dans mon os de louage et fonce jusqu’à son domicile, espérant y parvenir à temps pour annuler l’opération prévue. Mais le Gros Sac a roulé fort et quand je me pointe, mon commando d’élite est déjà à pied d’œuvre.

Bois un coup, je te raconte.

Ça s’est déroulé de la façon ci-jointe. Au moment où la grosse BMW de Kazaldi a débouché de l’avenue, une voiture drivée par Slim, notre pilote d’avion-hélico-bolides-en-tout-genre, l’a emplâtrée superbe par l’avant. Béru et Alain Lambert qui se tenaient prêts à l’intérieur d’une autre tire en stationnement, ont jailli et se sont précipités à l’arrière de la BMW.

Sa Majesté appuie le canon d’un bidule de 9 mm sur l’énorme nuque du pashaderme au moment où je me pointe à mon tour, avec quelques effractions de seconde de retard.

Moi, c’est sur le siège avant, à la place passager, que je me pose.

L’instant qui suit est beau comme le Requiem de Mozart. C’est d’une félicité rare. Y a presque du recueillement dans l’habitacle de la grosse chignole.

Sur l’avenue déserte, Slim manœuvre pour ranger sa propre guinde froissée devant celle qu’il vient de télescoper, la bloquant de son pare-chocs arrière. Ensuite il descend, superbe dans son blouson de cuir noir, et allume une cigarette, comme dans la pub du cinoche, quand les cow-boys de Marlboro en grillent une dès qu’ils viennent d’entraver le bourrin sauvage qui galopait dans les montagnes Rocheuses embrasées par le couchant.

Il s’assied sur le capot, devant Kazaldi, bien montrer à ce tas de lard rance qu’il est neutralisé urbi et orbi.

Kazaldi, après un instant de panique, s’est rasséréné en m’apercevant.

— Tout ça pour en arriver à quoi, commissaire ? demande-t-il.

Certes, après notre converse chez les dames pineuses, ce coup de main tombe à plat, mais le bougre m’ayant pris de vitesse, je n’ai pas eu l’opportunité de le décommander.

Je désigne sa vaste demeure aux murs immaculés qu’éclairent des lampadaires.

— Alice Lambert se trouve ici ! assuré-je.

— Et alors ?

— Misérable ! gronde Alain en le saisissant par les cheveux, au risque de se foutre de l’huile d’olive plein les doigts.

— C’est le papa ! expliqué-je à Kazaldi.

— Je l’ai reconnu, déclare froidement celui-ci.

— Il vient récupérer sa grande fille, normal, non ?

— Non, répond le poussah.

— Quoi ! fait Lambert, le lâchant de saisissement. (si je puis m’exprimer ainsi, et je voudrais bien voir qui m’en empêcherait, merde ! Je suis chez moi, non ?)

En fait, il n’a pas prononcé « quoi », mais plutôt un monstre râlement, dans le genre de « kkkquouaaaa ».

Kazaldi, de sa voix de loukoum, murmure :

— Mlle Lambert se trouvant majeure n’est plus sous tutelle parentale. Elle a parfaitement le droit de vivre avec qui elle veut, où elle veut ! Je vous conseille, monsieur Lambert, d’aller exposer votre problème à la police de Marrakech, laquelle pourra constater que votre fille vit ici de son plein gré et en toute connaissance de cause.

— Pourquoi la police ? objecté-je. Son père ne peut-il vérifier la chose par lui-même, avec nous comme témoins ?

Kazaldi réfléchit.

— Certes. Pourtant je crains qu’une arrivée tapageuse, en pleine nuit, ne perturbe Alice.

— Je vous interdis de l’appeler Alice, bougre d’infâme porc ! tonne Alain.

Et de balancer un chtard dans la tempe de Kazaldi.

— Vous perdez votre sang-froid, soupire le Levantin. Comment voulez-vous que je l’appelle puisque tel est le nom que vous lui avez donné ? Nous comptons nous marier, je vous préviens.

Lambert reste béant, puis il saisit sa pauvre tête dans ses non moins pauvres mains.