— Vous l’entendez ? Ce monstre de foire, épouser ma petite Alice, si fine, si belle !
— Elle est merveilleuse, en effet, dit Kazaldi d’un ton noyé.
Je perçois dans sa voix un tel accent de sincérité que j’en suis frappé. Ma parole, il est amoureux pour de bon, l’obèse (moi en levrette).
La scène est tellement tendue qu’un coup d’épingle la ferait exploser.
C’est Béru qui le donne.
— Ecoute, gros tas, tes grands mots poétals et sentimentiques, j’en ai rien à branler ; on veut la gosse à m’sieur Lambert et pointe à la ligne ! Si tu raclais[8], c’s’rait tant pire pour ta sale gueule.
Kazaldi sourit.
— Vous n’allez pas me faire croire que des policiers français se comporteraient comme des malfrats en terre étrangère !
Bérurier me regarde.
— Tu crois qu’y doute pou’d’bon ?
— Il me semble bien, Béru.
— Tu crois qu’y croive qu’j’plaisante ?
— Ça m’en a l’air.
Mon pote a un grand soupir pareil à un hennissement.
— J’détesse qu’on m’croive pas, surtout quand t’est-ce j’sus sincère.
Il descend de la tire, la contourne et va ouvrir la portière de Kazaldi.
— Si m’sieur Sac-à-Merde voudrerait s’donner la peine de descend’.
Mais Kazaldi, interdit, ne bronche pas.
— Allez-y, lui conseillé-je, c’est un obstiné.
Voyant qu’il reste sans réaction, le Gravos se penche, saisit les revers du smoking blanc et ahane.
Le Levantin bascule hors de sa brouette et se retrouve les quatre fers en l’air sur le goudron de l’avenue. Bérurier attend qu’il se relève, ce que l’autre accomplit misérablement avec des mouvements grotesques de tortue de mer arthritique.
Dès lors, le papa d’Apollon-Jules démarre sa grande démonstration d’automne. Il se met en humeur d’un coup de tête dans le pif. Ça raisine. Ensuite c’est un une-deux à la face. Ça raisine. Suit un coup de tatane dans les roustons. Là, ça ne raisine pas, mais Kazaldi tombe à genoux en geignant. Béru lui shoote dans la denture. Ça reraisine et il s’ensuit en outre une pluie d’incisives. Kazaldi se couche lentement sur le sol. Alexandre-Benoît saute à pieds joints sur son énorme et flasque bedaine. Bruit du vent dans les branches de la forêt canadienne. Tel un kangourou farceur, Sa Majesté quitte le ventre pour la frime de Kazaldi.
Cette fois, plus rien. Sa victime est out.
Le Magnifique essuie ses semelles ensanglantées après le smoking qui, depuis un moment, a perdu sa blancheur Dash 3.
Slim jette sa cigarette devenue mégot et émet un sifflement admiratif.
— J’ai déjà vu arranger un mec de cette manière, mais c’était à Hambourg dans le quartier San Pauli et par des matafs chleuhs. Il a son taf, non ?
— Bougez pas, j’le requinque, annonce le Mastar. Un aut’ qu’kidnappeur, j’me permettrais pas ; s’lement des mecs comm’ lui, y a pas d’respecte humain à avoir.
Il dégage son instrument de travail de nuit, c’est-à-dire sa perforatrice à percussion, haut voltage, en use pour compisser cyniquement et abondamment la bouille effroyable du bel endormi.
Dix kilos de pression, ça réveillerait un député en séance. Kazaldi revient de sa virouze à Apple Land et ouvre la bouche pour crier. Là, il suffoque !
Dès que le jet béruréen cesse et qu’il peut retrouver l’usage de la parole, il déclare au Mastar :
— Vous êtes un homme mort !
Tu crois que ça déconcerte mon pote ?
— Plus mort que moi, tu vis ! il riposte.
Vlan ! Du tacot talc !
— Maintenant, reprend Sa Majesté, faut qu’on va récupérer la petite demoiselle ; allez, ouste ! Et si tu fais le malin, je te promets qu’tu pass’ras l’restant d’ta vie dans un tank transformé pour toi en p’tite voiture !
C’est Slim qui va tambouriner au donjon. Des domestiques se pointent. Il leur annonce que leur vénéré maître Gras-Double Ier, vient d’avoir un accident et qu’il est inanimé sur le trottoir comme un objet doté d’une âme.
On s’empresse dans la strasse. Pour tout te dire, manière d’aller jusqu’au bout de mon propos, je viens d’administrer à l’obèse une dosette de sirop de songes. J’ai toujours de petites ampoules injectables dans un compartiment de mon larfouillet. C’est moins gros qu’une recharge de Waterman et l’effet soporifique est beaucoup plus puissant.
Les larbins crient et sanglotent en voyant leur monarque sur le macadam, ensanglanté et inconscient. Lambert les rassure comme quoi il est docteur et qu’il s’agit simplement d’un traumatisme passager. Faut le coucher, le panser, tout ça. Il s’en charge.
Seulement, ce que je crains se produit : le citoyen Karim Harien, né natif de San’A (Côtes-du-Nord) finit par sortir à son tour et d’emblée (en herbe) me reconnaît. Dès lors, il se met à égosiller dans sa langue materneuse. Le seul moyen de calmer les esprits, c’est qu’on dégaine nos pétoires, Béru et moi, et que le Mammouth administre quelques taquets opportuns. L’effervescence se calme et nous pénétrons tous dans la maison.
Quatre, c’est pas de trop pour investir et contrôler le petit palais. D’autant que Lambert, malgré sa bonne volonté, n’est pas un pro. Il fait ce qu’il peut, mais ça reste brouillon. Slim serait davantage opérationnel. Je connais rien de son pedigree, cézigue, mais je suis prêt à te parier tes couilles contre un abonnement d’un an au Chasseur Français qu’il a déjà traîné sa bosse dans des coups frelatés, l’artiste. P’t’être qu’il a même fait mercenaire dans une république de la Nouvelle Afrique, va-t’en savoir ! La manière pleine de sang-froid qu’il participe. Son calme, sa rapidité d’exécution, sa vigilance.
On laisse le Gros Sac à détritus endormi dans les mains de ses esclaves, sous la surveillance d’Alain, et puis on s’agglomère Karim Harien et un autre type qui ressemble à Gandhi jeune et qui paraît doté de pouvoirs étendus dans la principauté de Kazaldi.
— Où est la petite ? je leur demande.
— Quelle petite ? aboie l’enfant de San’A.
Un uppercut de Béru lui fait traverser la pièce et il va emplâtrer une admirable table basse, marquetée « Mille et Une Nuits » qui éclate sous son poids.
Calmement, Kid Cyclone, père d’Apollon-Jules, le finit d’un coup de savate à clous dans le temporal.
Je me tourne alors vers le sosie de Gandhi :
— J’ai pas bien compris votre réponse, l’ami, où dites-vous qu’elle se trouve, la jeune Française ?
— Il n’y a pas de jeune Française ici !
Celle-là, il l’a pas vue venir. Et pourtant il aurait dû, avec ce qui précède. En deux enjambées, Alexandre-Benoît est à lui, pour lui et sur lui. Le soulève de terre d’un crochet au bouc, puis lui shoote dans les pendeloques à moelle.
Le gazier hurle à pleine voix des choses qui nous sont incompréhensibles et qui ressemblent à de l’arabe du golfe Persique déclamé par un tigre dont la queue est coincée dans l’engrenage d’un hachoir électrique.
Slim hoche la tête et sort. Félin, souple. Sûr de soi, quoi ! Je te répète que ce mec est une recrue idéale pour les coups de Trafalgar. Il paraît prendre un monstre panard à servir sous notre bannière.
— T’as encore des petites doses dormeuses ? interroge le président Bérurier en montrant les deux hommes tuméfiés.
— Une seule.
— Partage-leur-la qu’on aye la paix !
Nous voilà à draguer dans l’immense demeure. Du marbre blanc ou blond, des tapis superposés, des lustres gaufrettes, du stuc à se chier parmi, des meubles orientaux, des paravents orientables, des soieries accrochées aux murs. Moi, ça me pomperait l’air d’exister dans ce genre de crèche. J’ai pas l’hérédité propice. J’aime les baraques en sabots, celles qu’ont des poutres et où le bois craque de partout.