Ainsi parla Berthe Bérurier.
Mikaël, le valet-chauffeur des Lambert, vient m’ouvrir. Saboulé esclave, gourmé, l’œil rigoureux.
Je l’amadoue d’un sourire connivent.
— Ça boume, Mikaël ?
Il a une moue guindée et me drive à la salle à manger. Lambert est seul à table. Il déguste une bisque d’écrevisse Liebig enrichie de crème fraîche et de petits croûtons grillés. Une bouteille de bordeaux, débouchée mais pleine, lui tient lieu de vis-à-vis. Je le trouve plus triste que jamais.
— Eh ben, dis voir, ça n’a pas l’air d’être le pied ? fais-je en m’asseyant familièrement à sa table.
Il hoche la tête.
— Tu dînes avec moi ?
— Volontiers.
La grosse Tania qui croise dans la pièce apporte sans mot dire du matériel à croque.
— Et la petite ? questionné-je.
— Je l’avais conduite dans une clinique, en arrivant, mais elle n’a pas voulu y rester.
— Où est-elle ?
Il désigne le plafond.
— Dans sa chambre.
Il a la gorge vachement serrée, Alain. Bisque bisque (de homard) rage ! Même les aliments liquides renâclent dans sa pauvre gargante coincée.
— Ça ne va pas ?
— Elle est prostrée, en pleine déprime. Elle ne parle que pour réclamer l’immonde type ! Seigneur, quelle malédiction nous frappe ! Mais qu’a-t-il pu lui faire pour qu’elle soit à ce point envoûtée ?
Je me sers une louche de potage. Quelques croûtons… Lambert a le bon réflexe : il me verse un godet de Château l’Angélus (si cher à mon camarade Millet).
— Elle va tomber malade si ça continue, ou bien faire une bêtise.
— J’ai une propose à te faire.
Et je lui raconte le coup de chantage de Kazaldi.
— Cet être ne mérite pas de vivre, assure-t-il. Allons le voir, Antoine, et quand il aura rendu l’enfant de Bérurier je le tuerai.
Bon, laissons-le rêver. Il n’oublie qu’une chose, mon pote Lambert : on ne tue pas les gens « comme ça ». Il ne suffit pas de les haïr pour leur ôter le goût du pain. Y a tout un mécanisme à la base. Toute une philosophie à s’ingurgiter.
Derrière la bisque, vient un rôti de veau des plus bourgeois, accompagné de légumes printaniers. Puis un brie large comme le cul de la reine d’Angleterre. Et une salade de fruits qui devaient commencer à fatiguer dans leur corbeille et qu’on a ravigotés au marasquin.
Lambert bouffe sans trop savoir. Merde ! A quoi sert qu’on lui ait récupéré sa grande fillasse s’il continue à traîner cette frime navrée ?
Au moment où on passe au salon pour le caoua, je murmure :
— Tu me permets de rendre une petite visite à Alice ?
Geste fataliste du père. Je grimpe au premier et vais frapper à la porte de la jeune fille.
M’a-t-elle dit d’entrer ? C’est pas certain ; en tout cas, je n’ai rien entendu. Je pénètre dans sa piaule pourtant si pimpante. Alice est allongée sur son lit, dans une robe de chambre de soie blanche à col saumon. Sa mine fait peur et ses yeux regardent je ne sais quoi à travers les murs.
La démarche floue, je me pointe jusqu’à son lit.
— Bonsoir, Alice.
Elle a un mouvement de recul en me reconnaissant. Ne suis-je pas celui qui l’a arrachée à son grand amour ?
— Ecoutez, petite, demain, on va aller discuter le coup avec votre Roméo de deux cent cinquante livres, d’accord ?
Elle pose sur moi son regard intelligent, mais comme égaré.
— Vous me mentez !
— Parole que non. Il nous attend en Andalousie. Cela dit, j’aimerais que vous me racontiez ce qui s’est passé à partir de votre enlèvement.
Elle rebiffe.
— Je n’ai rien à vous dire. Je veux vivre avec lui. L’épouser, un point c’est tout.
Chapeau pour Kazaldi ! Il s’est livré à un sacré boulot. Elle est totalement ensuquée, la gosse. Docile comme un médium en transe. J’aimerais connaître sa méthode, à Bibendum. Des fois qu’un jour je banderais pour une frangine réticente sur qui — chose au demeurant impensable — mon charme resterait inopérationnel.
Elle ajoute :
— Je suis majeure et j’ai le droit de disposer de moi-même.
— Pensez à votre père…
— Mon amour pour « le prince » ne retire rien à celui que je porte à mon père !
Le prince !
Ce que je voudrais le démolir à coups de talon, ce prince pour abattoir.
Comprenant qu’elle est braquée, plein d’un infini mépris, je m’écrie :
— Alors, prépare ta valise, connasse ! Puisque tu raffoles du cochon, tu vas en avoir !
VRRROAOUMMMMMM !
Avant de te poser à Malaga, tu survoles la sierra pelée que sillonnent des routes en lacets de brodequins et dans les creux de laquelle se nichent d’adorables petits lacs bleus. On distingue des maisonnettes blanches, par-ci et également par-là, pour pas faire de jaloux. Mais d’hommes ou d’animaux, point ! La solitude brûlée s’étale à perte d’ovule jusqu’à la mer.
Le zinc va virer au large et se la radine vers l’aéroport où il se pose doucettement. Je passe chez Avis prendre livraison de la guinde que j’ai louée par tubophone : une grande Mercedes vert Nil. En route pour Marbella !
C’est joyeux comme un enterrement. Personne ne parle. On dirait franchement qu’on suit un corbillard.
Il fait un temps à tout caser. La route sent l’huile brûlée.
Je branche la radio, pour dire de meubler l’angoisse. Olé ! Olé ! Un air de fandango nous fouette l’inertie. On a l’accablement qui remue un peu, lézards réveillés par un bruissement. J’exprime avec poésie car telle est ma nature véritable et profonde. Bien sûr, connaissant ton aversion pour le beau, je tente de lutter contre ce lyrisme somptueux, mais de temps à autre ça m’échappe comme à toi le pet consécutif au cassoulet. Veuille donc me le pardonner, lecteur ami, fidèle compagnon des bons et des très bons jours. Dans la voie d’abnégation que j’ai choisie, le talent constitue une incongruité, je sais. J’essaie de me la faire pardonner. Attends, tiens, tout de suite un acompte, pour te prouver ma bonne volonté poil au nez et un aperçu poil au cul du désir de te combler qui m’habite poil à la bite. Ça va ?
Je poursuis donc.
Ma route, d’abord (et elle m’amène à Marbella, via Fuente Girola).
Mon récit, ensuite (et où il me conduira, lui, ça alors tu m’en demandes trop).