Elle s’abandonna, les bras en croix, dans le moelleux des coussins. Les oiseaux de la cage pépiaient gaiement. Les fleurs sentaient bon. Elle avait envie de faire l’amour.
BING !
Nous sommes convenus de nous retrouver devant le Pasha Club, Alain Lambert de Tes Deux Mignonnes et moi. L’établissement n’ouvre que le soir, mais je tiens à refaire en compagnie de mon « client » le parcours qu’il a suivi avec sa fille dans la nuit de jeudi à vendredi. Aussi je gare ma tire près du club et monte avec lui dans sa Rolls.
— Ça vous ennuie de piloter vous-même ? lui demandé-je. C’est préférable plutôt que de donner des indications à votre chauffeur.
— Volontiers.
On assiste alors à cette chose jusqu’à présent inusitée : le chauffeur va se prélasser sur la banquette arrière tandis que le « maître » s’installe au volant.
— J’aimerais que vous m’indiquiez à partir d’où vous vous êtes aperçu qu’on vous suivait, monsieur Lambert.
Il acquiesce d’un signe de tête. Et puis, soudain, il pile, ce qui me balance le tarin dans le pare-brise. Ça a beau être un pare-brise de Rolls, il n’est pas en caoutchouc et voilà que je me mets à raisiner du pif comme le premier apprenti boxeur qui n’a pas vu arriver un uppercut du droit.
Un taxi qui nous suivait de trop près manque nous emboutir et son driver se défenestre pour annoncer à Lambert qu’il est un manche à couilles, un enviandé de capitaliste dont le tas de ferraille est tout juste bon à coltiner le cul sexagénaire de la reine d’Angleterre (et du Commonwealth).
— Je suis navré, me dit mon malheureux conducteur, tandis que je me tamponne les narines, la tête renversée, et que son chauffeur se retient de ricaner, mais il éjacule en loucedé dans son kangourou, l’artiste.
— Pas grave ! articulé-je laconiquement, tout en déplorant dans ma Ford intérieure cette foutue idée que j’ai eue de lui demander de conduire.
— Vous savez ce qui vient de m’arriver, commissaire ?
— Dites ?
— En démarrant, j’ai compris que cette fameuse voiture noire nous a filés « depuis le Pasha Club ».
— Comment avez-vous « compris » cela ?
— Probablement en refaisant la manœuvre de l’autre nuit. Je me rappelle brusquement qu’une auto a déboîté juste comme je laissais ma place libre. Une auto qui devait stationner sur le trottoir, à l’angle des rues. Et puis nous nous sommes mis à parler avec nos amis et je n’y ai plus pris garde. J’ai déposé mes amis chez eux, à Neuilly, boulevard des Sablons.
— Qui sont ces gens ?
— Lui est notre médecin de famille, le docteur Marate. Nous nous voyons de temps à autre.
Il s’est remis à rouler. On pique sur les Champs-Zé. Ça bouchonne ferme.
— Vous êtes passés par ici ?
— Oui, car au milieu de la nuit, c’est beaucoup plus fluide. J’ai craché les Marate devant leur domicile, puis j’ai coupé par le Bois. Et c’est alors que je me suis aperçu qu’on nous suivait.
Il refait le trajet de la fameuse nuit, s’arrêtant devant l’immeuble en pierres de taille où habite son toubib dont la plaque scintille faiblement dans le jour gris.
Puis il repart… Le Bois… Nous roulons jusqu’à son domicile.
— Voulez-vous entrer, commissaire ?
— Volontiers.
Nous descendons tandis que le chauffeur reprend possession de la tire pour la remiser.
— Qui est au courant de cette affaire, monsieur Lambert ?
— Mes domestiques : un couple de Yougoslaves à mon service depuis une quinzaine d’années. De braves gens, discrets par obligation car ils ne connaissent pas deux cents mots de français. Tania pleure comme une Madeleine.
— Et en dehors d’eux ?
— Les Marate.
— C’est tout ?
Il hésite.
— Il y a également une amie à moi, très… intime.
— Puis-je vous demander ses coordonnées ?
— Est-ce nécessaire ?
— Vous savez bien, monsieur Lambert, que TOUT est nécessaire dans un cas comme celui-là.
— Mon amie tient une maison de couture, Chez Belle Isabelle, rue du Colisée ; elle se nomme Isabelle de Broutemiche.
Je me récite in petto qu’il faut pas craindre, quand on se prénomme Isabelle, d’appeler sa boutique Chez Belle Isabelle. Je la pressens vachetement chochotte, la dame. Hautement « ta bite à un goût » !
— Si je récapitule, fais-je, entre les domestiques, le docteur et sa femme, et Mme de Broutemiche, pour propager la nouvelle, un millier de personnes environ sont déjà au courant de l’événement.
— Pensez-vous ! s’insurge Alain Lambert. Ils m’ont tous juré le secret.
— Je m’en doute. S’ils ne vous l’avaient pas juré, on pourrait tabler sur trois mille personnes. Vous savez bien que chacun de vos confidents possède une dizaine « d’amis sûrs » auxquels ils auront révélé la chose sous la foi du serment. Demain dix mille personnes la sauront, et après-demain, immanquablement, la presse commencera à pointer le bout de l’oreille ; nous devons donc agir rapidement. Quelqu’un répond au téléphone en votre absence ?
— Je me suis mis sur répondeur.
— Commençons par relever les appels !
La crèche d’Alain Lambert est superbe, un peu grandiose sur les bords et représente à la perfection ce que je hais dans l’immobilier, le mobilier et la décoration. Je m’abstiendrai donc de te la décrire afin de ne pas te vexer, car je parie que chez toi ça ressemble à ce machin bourgeoiso-prétentiard-dix-huitième.
Lambert m’entraîne dans son bureau-bibliothèque, pièce un peu moins conne que les autres à cause des livres qui en garnissent les murs. Il se précipite sur son répondeur.
— Il y a eu trois appels, m’annonce-t-il.
Il rembobine et branche sur le « play ». Une voix de femme un peu rauque, avec des vibratos bandants et des pleurs en arrière-gorge, déclare qu’elle est Maryse.
— La femme du docteur Marate, m’avertit rapidement Lambert.
La dame en question murmure simplement :
— « Je venais aux nouvelles, mon pauvre Alain. Nous n’avons pas fermé l’œil de la nuit. Si vous saviez ! »
Comme s’il ne « savait » pas, ce pauvre père mort d’angoisse !
Le deuxième coup de grelot est de sa secrétaire qui demande si sa grippe va mieux.
Du regard Lambert me fait comprendre qu’il a allégué la maladie pour expliquer son absence d’hier à son entreprise. Le troisième émane d’un tapissier annonçant que le grand canapé Louis XV est « fini de recouvrir » et que si on le rappelait avant onze heures, il pourrait le livrer avant midi.
Mon hôte jette le combiné sur sa fourche.
— Toujours rien ! soupire-t-il.
Il vieillit à vue d’œil, le malheureux.
— Vous devriez demander à votre ami toubib qu’il vous ordonne quelque remontant, monsieur Lambert, vous en avez besoin.
Il hausse les épaules et se laisse choir dans un fauteuil.
— Vous permettez que je jette un œil à la chambre de votre fille ?
Geste las. Il permet tout.
La mère Tania me conduit. C’est un grand bourrin taillé à coups de serpe, comme on dit puis en littérature. Hommasse, rougeasse, chougniasse. Elle paraît être la mère de son mari. Je lui ordonne de me conduire à la chambre de mademoiselle et elle me précède en psalmodiant des incantations serbo-croates.
Escalier gravissant, je lui demande si, ces derniers jours, elle a constaté quelque chose de suce pet dans l’entourage de Mlle Alice. Des gens rôdaient-ils devant la maison ? A-t-elle reçu des visiteurs inconnus ? L’a-t-on demandée au téléphone ? Alice a-t-elle fait part à Tania d’incidents qui l’auraient troublée ?