Non, non, répond la Yougoslave. Tout bien. Tout normalien.
La chambre est vaste, élégante et fonctionnelle à la fois, un peu moins gourmée que le reste de la crèche, moins tartignole. C’est le « nid douillet » d’une jeune fille cultivée. Beaucoup de toilettes de classe. Beaucoup de livres qui « forment l’esprit » : bouquins de philo, essais, San-Antonio, classiques, biographies d’hommes célèbres, etc.
Je déniche du courrier dans les tiroirs du mignon burlingue. Des lettres d’amies, sans grand intérêt, une missive enflammée d’un certain Eric qui se languit d’elle. Mais la bafouille remonte à trois ans. Dans un grand carnet à couverture de cuir et au papier filigrané, quelques notes, des pensées plutôt, qui sont probablement d’elle ou qu’elle a fait siennes. Exemple : « Il est difficile d’aimer qui l’on méprise. » A qui pensait-elle ? A son père ? A la maîtresse de ce dernier ? Est-ce un amant qui lui a inspiré cette sentence définitive ?
Des photos plus ou moins anciennes… Sur presque toutes une jeune femme revient, à qui Alice ressemble. Sa mère, à n’en pas douter.
Je me biche un coup de cafard noir, moi, dans cette chambre dont on a kidnappé l’occupante. Une espèce de lien ténu est en train de se créer entre Alice et moi.
Je décroche le bigophone pour appeler le service des écoutes. Je me fais connaître et ordonne à mes confrères de placer les lignes d’Alain Lambert de Mongrozizi sur leurs tablettes. Tout devra être enregistré et tenu à ma disposition. Qu’ensuite de quoi je tube à la Grande Taule pour que quelqu’un vienne planquer devant l’hôtel particulier de Lambert.
Ça c’est le tout venant, les premières mesures classiques. Mais je m’interroge en grand secret, je vais carillonner à la porte de mon instinct pour lui demander ce qu’il pense de ce bigntz. Il ne m’ouvre pas, mais, à travers le battant, il me dit que cette affaire n’est pas « courante ». On ne réclamera pas de rançon. Il ne sent pas ça du tout, mon sub. Onc n’appellera le daron d’Alice. Ceux qui ont kidnappé la gosse n’ont rien à cirer du blé de son papa. Il s’agit d’autre chose.
Soudain, je me casse. Rien à foutre dans cette baraque. La vérité se trouve ailleurs.
— Voilà, je vous laisse. Prenez des calmants, monsieur Lambert, et essayez de dormir un peu. Il faut que vous soyez d’attaque. Votre fille, quelque part, a besoin que son père soit en forme.
Mon langage l’arrache à sa léthargie.
— Vous croyez qu’elle est vivante, commissaire ?
— Naturellement.
Il me tend la main.
— Vous me la retrouverez ?
— Oui.
Gonflé, l’Antonio, non ? Charitable, certes, mais faut oser !
Le valet-chauffeur, Mikael, s’apprête à me reconduire à ma chignole, mais je refuse et marche jusqu’à la prochaine station de taxis. Par chance, il y en a un. Le conducteur, un vieux crabe tout moisi lit l’Equipe, à travers des lunettes aux verres larges commak. A son côté, sur le siège passager, un fox-terrier examine les passants d’un air blasé. Il a une oreille cassée et une tache noire sous sa truffe, ce qui le fait ressembler à Adolf Hitler.
Je prends place. Le chauffeur achève le passionnant article consacré à Platini, puis il plie son baveux et, sans se retourner, me demande où « nous allons ».
— A moins que vous n’y voyiez un inconvénient majeur, moi j’aimerais bien aller boulevard des Sablons, lui avoué-je.
Il ne répond pas, déclenche son compteur, puis son moteur. Comprenant que nous partons en croisière, le Führer à poils ras se love sur la banquette où il s’assoupit séance tenante.
Par contre, c’est une Portugaise à poils longs qui m’ouvre la porte du docteur Marate (en un seul mot, et non en deux maux comme on pourrait s’y attendre). Charmante personne au demeurant : la moustache est belle, le cheveu coiffé à l’huile d’olive, l’œil de braise, le fessier de baise, la jambe couverte d’astrakan plus ou moins défrisé et les pieds chaussés de mules délicates en provenance des Charentes.
Comme il est presque quatorze heures au méridien de Greenwich, je suppose que les Marate en sont au café. Mais que non : le docteur a cabinet, quant à madame, elle se repose.
Je demande à la soubrette ibérique de bien vouloir interrompre la sieste patronale pour annoncer à dame Marate qu’un commissaire de police la demande.
L’ancillaire sourcille au mot police.
— C’est à cause de sa voiture, hein ? s’enhardit-elle à questionner. Madame se gare toujours n’importe où.
Je lui souris mystérieusement afin d’accréditer l’hypothèse et menina Maria se retire, heureuse d’avoir deviné juste.
Peu de temps s’écoule avant que je sois reçu par la maîtresse de ce cher vieux Maison. Mme Marate est une somptueuse rousse du genre auburn, mais avec des mèches flamboyantes qui font ressembler sa chevelure exubérante à un tas de broussailles enflammé. Carrossée par Pina Farina, grande, superbe, le regard d’un bleu tirant sur le vert, la bouche charnue, elle en balance à tout-va, crois-moi. Tu la prendrais pour une star des années 60, sauf qu’elle n’a pas encore quarante balais. C’est de l’animal de concours ! Un navire de délices en partance. T’as qu’une envie : grimper à bord et plonger dans la cale.
Elle a passé une robe de chambre verte, pure soie, avec des revers plus sombres. Par-dessous, m’est avis qu’elle ne porte ni armure ni gilet pare-balles, et peut-être même pas de soutien-gorge vu que les deux boutons moletés qui se dressent sur sa console m’ont l’air dépourvus de toute protection.
Je raffole être reçu par des gerces en déshabillé ; je les sens plus proches de moi, plus… atteignables.
Aussitôt, un début de Parkinson agite mes mains. Elles tremblent tellement que je voudrais pouvoir les planquer dans sa culotte pour lui dissimuler le phénomène.
— Vous devez deviner ce qui m’amène ?
Elle me frime suave. Une ombre de grande tristesse passe sur son regard d’azur comme un nuage sur… Attends, j’avais préparé une phrase très jolie pour faire plaisir à Maurice Rheims qui me dit du bien de partout, et voilà que je la retrouve plus, merde ! Ah ! si ! « Une ombre de grande tristesse passe sur son regard d’azur, comme un nuage de pluie sur l’eau limpide d’un lac de Laponie. » Voilà. Ça vous plaît-t-il, maître ? Comment ? Ça ne casse rien ? Vous trouvez ? Ça fait certificat d’études primaires ? Oui, mais des Panzani, maître ! Comparez pas la compofran d’un petit branleur et la métaphore d’un Sana quatre étoiles, dont une de David. C’est pas la même encre qui coule, ni la même blenno. Y a lyrisme et lyrisme, c’est pas à vous que je vais l’apprendre. Vous êtes le genre à pas confondre un bonheur-du-jour avec une table de nuit. Moi, je voulais juste vous offrir un petit brin de vraie littérature, par reconnaissance ; mais si vous préférez mes escargots à la parisienne, après tout, ça vous regarde. Alors, je vous en mets une douzaine ? D’acc. Grosse bise !
Ma question la déconcerte un brin car elle redoute une maldonne possible. Peu vraisemblable, mais y a que l’invraisemblable qui se produit. Le prévisible, c’est seulement en politique. Par exemple, tu vois les socialos et les cocos qui forment un gouvernement. Tu rigoles de pitié. Tu dis « ça va pas durer, cette kermesse ! ». Et puis, fectivement, ça ne dure pas. Mais dans la vraie vie des gens honnêtes, pas la peine d’espérer Grouchy ; Blücher est déjà en route ! T’attends Godot et t’as Mauroy.
Comme je la darde sans faiblir, elle finit par murmurer :