LETTRE TREIZIÈME.
Vertfeuille ce 6 Août.
Le comte vient de nous quitter, nous allons reprendre notre ancienne vie, il était devenu nécessaire de l'interrompre. Monsieur Debaulé se promène peu, et malgré ses intances pour ne pas nous déranger, nous avons dû lui tenir compagnie; que ce début ne vous alarme point. Encore une fois les courses n'ont rien de dangereux, croyez que nous ne les ferions pas, s'il y avoit la moindre chose à craindre.
Ma mère entretint l'autre jour son ancien ami de nos projets communs, il les approuve, de cet air ouvert et franc, qui fait voir que le oui qu'on répond part du coeur, et n'est pas le mot de convenance; mais il craint bien qu'on ne réussisse pas à vaincre le président; il a souri en disant que d'Olbourg et lui étaient intimément liés, et souri d'une façon qui me fait craindre que ce ne soit le vice qui étaye cette indigne association. Quelques frêles que dussent être ces sociétés, peut-être sont-elles plus difficiles à rompre que celles que la vertu soutient, et j'en redoute étonnamment les effets; ils lient, prétend-on, leurs maîtresses entre elles, comme ils le sont eux-mêmes, et ce quadrille pervers est indissoluble, on me l'a dit à l'insçu de ma mère; garde-moi le secret; ce d'Olbourg… une maîtresse… Et quelle est donc la créature abandonnée… il est vrai que quand on n'est riche… Mon ami cet homme a une maîtresse! et si cela est, pourquoi veut-il m'épouser?… mais entendez-vous de telles mes moeurs? D'où-vient prendre une femme alors? c'est donc un meuble qu'on achète,… ah! j'entends, on a cela dans sa chambre, comme un magot sur sa cheminée… c'est une affaire de convention, et je serais la victime de cet usage! et je romprais des noeuds qui me sont si chers, pour être la femme de cet homme-là! Comment concevriez-vous votre malheureuse Aline dans cette fatale existence, s'il fallait que le ciel l'y soumit?
Déterville voudrait faire quelques recherches sur les moeurs dépravées de ce financier, il m'a dit votre délicatesse, je ne puis m'empêcher de l'approuver, et la mienne à-présent m'impose les mêmes lois; car, si cette liaison vicieuse est constatée entre mon père et d'Olbourg, Déterville ne dévoilerait les torts de l'un, qu'en mettant ceux de l'autre au jour… Le dois-je? ma mère est malheureuse, je serais bien fâchée, qu'une aussi triste découverte vint augmenter l'horreur de sa situation; ce n'est pas que son coeur y est compromis, après les procédés de monsieur de Blamont; il serait difficile, sans doute, que sa femme pu l'aimer bien affectueusement, et d'ailleurs leur âge est si diffèrent! mais qu'on aime ou non son mari, on n'en partage pas moins tous ses torts, et les vices qui se trouvent en lui, n'en affligent pas moins notre orgueil. Les chagrins que ce sentiment blessé, peut faire naître, sont peut-être aussi cuisans que ceux que nous donne l'amour… je ne le crois pas cependant, et comme il n'est pas de sensation plus vive que celle de l'amour, il ne peut en exister dont les tourmens puissent devenir aussi sensibles… Je ne sais… je ne suis plus si gaie, il me passe tout plein de nuages dans l'esprit; mon père nous a fait espérer du repos cet Été. Mais s'il ne changeait d'avis, s'il arrivait avec son cher d'Olbourg… Eugénie le craint, j'en frisonne… O mon cher Valcour! je l'ai dit à ma mère, mais si cet homme arrive, je fuis… qu'il ne compte pas sur ma présence, je ne résisterais pas à l'horreur de la sienne; distrayez-moi, Valcour, ôtez-moi ces tristes idées, elles troublent mon repos, et je ne puis les vaincre; mais est-ce vous qui me consolerez, vous qui devez frémir autant que moi…
LETTRE QUATORZIÈME.
Paris, 14 Août.
Vous rassurer!… qui, moi? Ah! vous avez raison, je tremble autant que vous, le caractère de l'homme dont il s'agit, est bien fait pour nous alarmer tous les deux; cette sécurité où sa promesse vous tient, enveloppe peut-être un piège dans lequel il veut vous surprendre. Il voudra voir si votre solitude est exacte, si je ne m'avise point de troubler… et qui sait s'il n'amènera pas son d'Olbourg? cependant il n'est pas vraisemblable qu'on exige tout de suite, de vous, un serment qui vous cause autant de répugnance; n'est-on pas convenu de vous laisser du tems?… si l'on vous contraignait, n'en doutez pas, cette mère qui vous adore, et que nous chérissons si bien tous les deux, prendrait alors votre parti avec une chaleur capable de vous obtenir de nouveaux délais… hélas! je vous rassure et je frémis moi-même; je veux calmer des troubles qui me dévorent, je veux consoler Aline et je suis plus affligé qu'elle.
Il est vrai que je me suis opposé aux recherches que me proposait Déterville, et d'après ce que vous m'apprenez, je m'y oppose encore plus fortement; nous pouvons souffrir des torts de ceux auxquels la nature nous à asservit, mais nous devons les respecter; si madame de Blamont ne se trouvait pas liée, comme nous, dans cette recherche, j'oserais dire que ce soin la regarde; mais si l'association soupçonnée est sûre, elle ne le peut plus. Non qu'elle ne le dût, si elle était incertaine; mais si la chose est prouvée, le silence est son lot. Que faire? que devenir? qu'imaginer grand Dieu! au moins votre coeur me reste, Aline, j'ose être sûr d'y régner. Que cette consolation m'est douce! je n'existerais pas sans elle. Conservez-le moi ce sentiment qui fait mon bonheur; soyez toujours l'unique arbitre de mon sort; opposons à cette multitude d'obstacles, la fermeté que donne la constance et nous triompherons un jour; mais si vous faiblissez, si les persécutions vous déterminent… si le malheur vous abat, Aline, envoyez-moi la mort; elle me sera bien moins cruelle.
LETTRE QUINZIÈME.
Vertfeuille, ce 26 Août.
Tu l'avais deviné, mon cher Valcour, il devait nécessairement nous arriver quelqu'aventure à ces promenades éloignées, si fort du goût de madame de Blamont, et si désapprouvées par ta prudence; mais ne t'inquiète pas, aucune diminution à la somme totale de nos hôtes, nulle atteinte à aucune d'eux. Ce n'est qu'une recrue que nous avons faite… une recrue fort singulière, et pour que ton imagination, que je connais impatiente et fougueuse, n'aille pas au-devant de la vérité, et ne la change aussi-tôt en d'affreux revers, écoute avant que de prévoir.
Depuis que les jours diminuent, on dîne plutôt à Vertfeuille, afin de se trouver toujours à peu-près la même quantité d'heures de promenade. En conséquence, hier nous étions, malgré l'extrême chaleur, partis à trois heures et demie, dans le dessein de traverser un petit angle de la forêt, derrière lequel se trouve un hameau charmant, où ton Aline a une bonne amie, nommée Colette qui lui donne toujours d'excellent lait… on voulait donc aller goûter du lait de Colette; mais il fallait se presser; on ne voulait pas repasser le bois la nuit, et cette nuit qu'on craignait, devait étendre ses voiles lugubres à près de sept heures. Il y a deux lieues de Vertfeuille chez Colette; ainsi, pas un moment à perdre. Tout allait le mieux du monde jusqu'au hameau; on arriva à cinq heures et demie, chez la jolie laitière; on but son lait. Aline qui lui portait plein ses poches de babioles qu'elle savait faites pour lui plaire, en fut reçue comme tu l'imagines; mais toutes les montres marquaient six heures, il s'agissait de partir en diligence… On se quitta donc tout en me grondant, tout en disant qu'on avait à peine le tems de respirer… que j'étais plus effrayé que les femmes, et mille autres mauvaises plaisanteries, qui ne me démontèrent point, parce que si j'étais alarmé, les chères dames devaient rien voir que ce n'était que pour elles, c'est pourquoi je tins bon et nous partîmes.