J'aurais pu répondre au curé, car tu sais que je ne pense pas comme lui, sur ce luxe que tu blâmes* aussi quelquefois avec tant de force; mais l'heure me pressait, je prévoyais l'inquiétude de nos dames, je me séparai donc promptement de ce bon prêtre, lui promettant de discuter plus à l'aise une autre fois les matières qui venaient de nous occuper. Je lui fis promettre d'être exact à se rendre avec Isabeau, chez madame de Blamont, quand une voiture viendrait les prendre, et je revins.
Ce fut au retour de ce voyage que je trouvai l'enfant de Sophie, mort, et la mère un peu mieux, on ne vit point d'inconvéniens à ce que je lui donnasse des nouvelles de sa bonne nourrice, elle m'en remercia avec les expressions de la plus tendre reconnoissance. En vérité, c'est un caractère charmant que celui de cette jeune personne, dès que le sort lui destinait le malheureux état de fille entretenue, quel dommage que cela ne soit pas tombé entre les mains de quelque vieux garçon honnête et rangé, dont elle aurait fait la félicité par sa sagesse et par sa douceur; mais il me paroît que les intentions de madame de Blamont sont si avantageuses pour cette pauvre fille, qu'elle n'aura vraisemblablement pas à se repentir de son changement d'état, puisqu'elle n'aurait pu suivre cet état qu'aux dépens de son honneur et de sa conscience, au lieu qu'elle pourra vivre dans celui qu'on lui destine, en conservant toute la pureté de son âme. Je n'eus pas plutôt donné à notre malade des nouvelles de sa bonne Isabeau, qu'elle brûla du désir de la voir, mais quand je lui eus prouvé que sa santé exigeait qu'elle se priva encore quelques jours de ce plaisir, elle se rendit, et me chargea, les larmes aux yeux, de témoigner à madame de Blamont, jusqu'à quel point elle était sensible aux bontés qu'on avait pour elle. Hélas! monsieur, me disait-elle, d'une voix tendre et flatteuse, les effets de la reconnoissance d'une infortunée comme moi, sont d'un bien léger prix pour madame de Blamont, mais mon coeur est si pur, que ses voeux seront entendus de l'éternel, et si je puis sauver ma vie, j'en emploierai tous les instans à implorer le ciel pour son bonheur et pour celui de tout ce qui l'entoure; ensuite, elle arrosait mes mains de ses larmes, elle me demandait mille fois pardon de toutes les peines qu'on daignait se donner pour une pauvre fille qui ne les méritait pas. L'organe flatteur de cette jeune fille, de très-beaux yeux bleux remplis de sentiment, un air d'innocence, de vérité, répandu dans toute sa physionomie, et qui place, pour ainsi-dire, son âme sur les traits de sa jolie figure… Tout cela, mon ami, intéresse involontairement pour elle; ses malheurs achèvent d'attendrir et il devient réellement impossible de ne pas désirer qu'elle soit heureuse. Aline, à qui l'on a expliqué, des aventures de Sophie, tout ce que permettait la décence, l'a pris dans une amitié très-singulière; il faut l'arracher du chevet de son lit, elle veut lui donner ses bouillons, elle y voudrait coucher, si on la laissait faire, mais une chose plus extraordinaire, ô Valcour! c'est qu'il est impossible de ne pas observer entre ces deux jeunes personnes, un air de famille; il est frappant.-Eugénie et madame de Senneval ont fait la même remarque; je l'avais fait avant elle.-Madame de Blamont en avait été émue au premier coup d'oeil.-En te peignant les traits qui les rapprochent, tu te figureras encore mieux cette Sophie; d'abord, elles ont absolument le même son de voix, absolument le même tour de visage, la même bouche, positivement le même air dans leur ensemble; Sophie a comme ton Aline, ces superbes cheveux châtains-clairs, tirant un peu sur le blond; le même éclat dans la peau, et toutes deux, enfin, paraissent avoir le même fond de caractère.-Sophie adore Aline, elle la conjure à tout moment de ne point prendre tant de soins d'elle, et laisse voir en même temps tout le chagrin qu'elle aurait, si celle-ci lui accordait sa demande.
Ces différentes choses reconnues, il est devenu très-probable entre madame de Senneval, madame de Blamont et moi, que les noms de Mirville et de Delcour sont des noms supposés qui en cachent peut-être de bien plus intéressans pour madame de Blamont; n'osant néanmoins hasarder encore que des conjectures… Récapitulons ce qui les fonde.
L'éducation de Sophie dans un village si près d'une terre où monsieur de Blamont vient tous les ans voir sa femme… Cette singulière ressemblance… La liaison des deux amis si conforme à celles de messieurs de Blamont et d'Olbourg… leur âge… leurs portraits faits par Sophie et par sa nourrice, et où tous les traits de nos originaux se retrouvent… Leur état, l'un de robe, l'autre de finance.-Une légère objection se présente ici, je la sens… M. Delcour a été plusieurs fois chez Isabeau, on n'a jamais dit qu'il y fut venu de Vertfeuil; serait-il possible, si M. Delcour était le même que M. de Blamont, qu'il ne fût pas connu dans un village, si voisin d'une terre de sa femme? mais cette objection s'évanouit à l'examen: d'abord en voyant arriver M. Delcour à Berceuil, on peut fort bien ignorer de quel endroit il doit venir; il est possible d'ailleurs qu'il n'y soit jamais venu que de Paris. Secondement, on ne connaît Monsieur et Madame de Blamont, à Berceuil, que de réputation; on n'a pas la moindre idée de leur figure, ce peut donc être le même homme; il y a donc à parier que c'est le même homme, et si la combinaison est juste tu vois quel est l'odieux caractère, quel est le scélérat qui ose s'offrir à ton Aline! car, si Delcour est Blamont, n'en doutons point, Mirville n'est autre que d'Olbourg.
Dans cette circonstance épineuse madame de Blamont ne sait que décider… Faire rendre, à Sophie, une plainte contre M. de Mirville, est la faire porter contre M. Delcour. Or, si les noms nous abusent tu vois qui elle compromat dans cette plainte? cette idée l'arrête. -Cependant quelle arme elle laisse échapper, si elle ne saisit pas tout ceci, pour se débarrasser des poursuites d'un gendre, indigne d'elle assurément, s'il est coupable de l'infamie que nous recherchons. -Trouvera-t-elle jamais une plus belle occasion? N'aura-t-elle pas dans la supposition que les noms cachent ceux que nous soupçonnons, à se repentir toute sa vie de n'avoir pas profité de cet événement pour arrêter les démarches d'un homme dont l'alliance la déshonorerait… Si elle manque ce que lui offre le hasard, et que M. de Blamont triomphe, qu'intéressant son autorité et les loix, il parvienne à mettre Aline dans les bras de d'Olbourg, madame de Blamont ne mourra-t-elle pas de chagrin d'avoir eu tout ce qu'il fallait pour arrêter cet affreux sacrifice, et de ne l'avoir pas fait? Ces considérations, sur lesquelles je crus devoir fortement appuyer, la déterminèrent, enfin, à faire rendre une plainte à Orléans;-mais une plainte secrète, dont elle put être absolument la maîtresse; le juge s'est en conséquence rendu ce matin, à l'invitation qui lui a été faite; Sophie se trouvant un peu mieux, il a été introduit, et a reçu son exposition du fait simple et pur.-«D'un outrage commis sur elle; grosse par un monsieur de Mirville, financier à Paris, lequel était auteur de sa grossesse, et était venu la chercher au village de Berceuil, avec un de ses amis, il y a environ trois ans, pour l'entretenir sur le pied de sa maîtresse, ce qu'il a fait jusqu'au moment où il l'a indignement traitée, quoi-qu'enceinte, et mis à la porte de sa maison ect. ect. ect.».