Le lendemain matin un laquais de Mirville est venu demander à la cuisinière, les robes et les effets de la jeune personne; mais sans pouvoir répondre à aucune des questions que la servante lui a fait; ensuite la maison a été fermée par l'homme de Mirville, qui a signifié à sa camarade de se tranquilliser, et qu'un voyage, que ces messieurs allaient faire à la campagne, interromprait leurs soupers au moins pour un mois… Il ne nous est donc plus resté que des conjectures sur le sort de la malheureuse compagne de Sophie. L'imagination vive de madame de Blamont en a tout de suite forgé de sinistres. Celles de la Dubois, que j'adopte, comme plus naturelles, sont que le président a fait enfermer Rose; ainsi qu'il l'en avait toujours menacée, s'il l'y contraignait par défaut de conduite. Voilà, mon ami, tout ce qu'il a été possible d'apprendre sur cette partie… Venons au reste.
Plus de doute, mon cher Valcour, sur l'existence de nos deux inconnus; la Dubois, trompée par Saint-Paul, ne sachant à qui elle parlait, a dit, à madame de Blamont: «Celui qui se fait appeler Delcour, madame, est le président de Blamont, qui a une des femmes les plus aimables de Paris; l'autre est un monsieur d'Olbourg, financier riche à million, son ami depuis trente ans, et auquel il va donner sa fille en mariage»: ces messieurs ont d'abord vécu, a continué notre duègne, avec deux courtisanes fameuses, dont madame a pu entendre parler: les Valville?… Oui madame, deux soeurs, l'un avoit l'aînée, l'autre la cadette; ils ont eu presque en même-tems, chacun une fille de leur maîtresse; mais celle de monsieur Blamont mourut au bout de huit jours; le président cacha cette mort à son ami, et lui montra une autre petite fille du même âge que celle qu'il venait de perdre, qu'il conduisit au village de Berceuil, où il l'a fit élever.-Quoi! interrompit madame de Blamont, très-troublée, cet enfant de Berceuil ne serait pas celui de la Valville?-Non madame, reprit la Dubois, l'enfant de la Valville est bien sûrement mort, et celui qui fut mené à Berceuil est un enfant légitime, que monsieur le président avait eu de sa femme, et qu'on nourrissait au Pré-Saint-Gervais; en le retirant de ce village lui-même; il donna cinquante louis à la nourrice, afin de répandre la mort de cette petite fille, qu'il voulait, disait-il, par des raisons secrètes, soustraire aux yeux de sa mère, et on eut l'air d'enterrer un enfant dans la paroisse du Pré-Saint-Gervais.-Juste ciel! s'écria madame de Blamont, qui ne pouvait plus se contenir, j'ai effectivement perdue une fille dans ce tems-là, nourrie au même lieu que vous dites… se pourrait-il? Sophie!… mon cher Déterville… quelle multitude de crime!… et quel peut on être l'objet?… Ici la Dubois reconnaissant chez qui elle était, s'est précipitée aux genoux de madame de Blamont, en la conjurant de ne la point perdre… Rassurez-vous, lui a dit cette malheureuse épouse… vous êtes en sûreté; mais ne me cachez rien; je ne vous abandonnerai jamais, et alors cette femme poursuivit, et ses réponses nous ont appris que les deux amis, au moment de la naissance des filles, qu'ils avaient eu de leurs maîtresses, s'étaient promis de faire servir ces enfans à remplacer leurs anciennes sultanes, et de se les prostituer réciproquement, dès qu'elles auraient atteint l'âge nubile; mais que le président voyant ses droits perdus sur la petite fille de d'Olbourg, par la mort de la sienne, avait résolu de taire cette mort, et de remplacer la petite bâtarde par une fille légitime; puisqu'il était assez heureux pour en avoir une dans ce moment. Telle était l'histoire de Sophie; telle était ce qui légitimait son étonnante ressemblance avec Aline; ainsi tu vois que le peu délicat d'Olbourg, au moyen des machinations diaboliques du président, aura eu, si tout réussi, l'une des filles de madame de Blamont pour maîtresse, et l'autre pour femme; tu peux reconnaître ici de plus, l'âme tendre et délicate du cher président, qui bien que persuadé que Sophie est sa fille légitime, rit et s'amuse pourtant de sa perte, des mauvais traitemens qu'elle a reçus, et s'offre même, avec une atroce barbarie, à lui en faire éprouver de nouveaux: s'il est des traits dans le monde qui développe mieux un caractère abominable;… si tu en sais, je te prie de me les dire; afin que je les réserve pour en colorer le premier scélérat que je voudrais peindre… Telle est cependant la conduite de ceux qui nous doivent l'exemple des moeurs, de ceux qui déshonorent, emprisonnent, rouent, torturent des malheureux… coupables de quelques faiblesses, sans doute, mais dont les vies de dix d'entr'eux n'offriraient pas de telles recherches dans le crime et dans l'infamie!
La Dubois a ajouté que ses deux maîtres ont une autre maison de plaisir, à peu-près pareille à celle des Gobelins, du côté de Montmartre, où ils se réunissent pour trois dîners par semaine, comme à l'autre pour trois soupers; n'ayant pas été introduite dans ce second bercail, elle n'est pas très au fait des orgies qui s'y célèbrent; mais elle sait en gros que fout y est, et plus indécent, et plus multiplié qu'où elle demeurait. Ils ont là, dit-elle, un sérail composé de douze petites filles, dont la plus âgée n'a pas quinze ans, et que l'on renouvelle à raison d'une, tous les mois. Les sommes qu'ils dépensent à cela, dit la vieille, sont énormes, et quelque riches qu'ils puissent être, elle ne conçoit pas que leur fortune n'y soit déjà pas épuisée.
Je te laisse à penser quel est l'état de madame de Blamont, cependant il fallait prendre un parti, relativement à cette femme; elle ne pouvait ni la garder ni la faire voir à Sophie; elle lui a proposé de chercher une maison à Orléans, de la défrayer de tout, jusqu'à ce qu'elle l'eût trouvée, avec une gratification de vingt-cinq louis, payable sur-le champ. La Dubois enchantée a comblé madame de Blamont de remercimens. Saint-Paul est parti dès le même soir pour la conduire à Orléans, où elle a été placée peu après.
Tu conçois aisément, mon cher Valcour, sur quel être se sont aussi-tôt tournés les premiers transports de madame de Blamont? elle pouvait à peine terminer ce qui regardait la Dubois; elle brûlait d'être auprès de Sophie… O toi! dont la mort m'avait coûté tant de larmes, s'est-elle écriée, en se précipitant dans les bras de cette intéressante créature… Tu m'es rendue! ma chère fille,… et dans quel état, grand Dieu!-Vous ma mère!… Oh madame! est-il vrai,…-Aline, partage ma joie… embrasse ta soeur,… le ciel me la rend;… elle me fut enlevée au berceau,… et par qui? rien ne peut exprimer ce que j'éprouve.-Mon ami, je ne le peindrai point sa situation;… elle était du plus vif intérêt, madame de Senneval, Eugénie et moi, nous mêlâmes nos larmes à celle de cette charmante famille, et le reste de la journée fut consacré à jouir d'un événement si peu attendu, et qui présentait tant de charmes à une mère aussi tendre.