Quelques remords qu'ait affiché le président, sois bien certain que ses promesses ne sont que les fruits de sa confusion, ce mouvement sort l'âme de ses tons ordinaires, il l'a tient long-tems énervée; cependant je crois aux délais, mais c'est l'hiver que je crains, c'est l'instant de la réunion que j'appréhende!
Tout ceci ne fortifie pas les droits de madame de Blamont; si on est obligé de plaider, le président a voulu faire une mauvaise action, sans doute, en projetant d'enlever sa fille, mais l'action n'a pas eu lieu, et Sophie se trouvant réellement fille de Claudine, il soutiendra qu'il le savait, qu'il ne l'aurait pas enlevée sans cela, et Claudine, que décide un peu d'or, se remettra facilement de son parti; il est certain que nous avons une preuve des mauvaises intentions de cet homme, il en a imposé à sa femme, il a voulu faire passer Claire pour morte; tout cela est bien prouvé, et peut l'être juridiquement, lorsque nous le voudrons; mais ce ne sont pas là des armes triomphantes, ce ne sont pas là des choses dont il ne puisse se défendre au besoin, qu'il ne puisse nier, même dès qu'il le voudra. Peut-être eut-il mieux valu que Sophie se fut trouvée sa fille, les droits de madame de Blamont, contre ce perfide époux, devenaient d'une bien autre force; mais qu'a-t-il fait ici? un crime conçu, je l'avoue, mais rendu nul par les événemens; il n'a livré a son ami qu'une paysanne, et comment madame de Blamont se défendra-t-elle, quand il l'accusera d'avoir séduit cette créature et de l'avoir recueillie chez elle pour se procurer un moyen malhonnête de le priver de l'autorité qu'il a sur sa fille aînée? Tout le reste du roman ne fait rien à notre affaire; si Claire est aujourd'hui réputée fille de madame de Kerneuil ce n'est plus sa faute c'est celle de Claudine, il a donné par ses démarches le premier mouvement d'action a cette faute, j'en conviens, mais il ne l'a pas commis, et cela ne l'empêchera pas d'obtenir de marier sa fille à son gré.
Tu vois comme moi, sur tout ceci, et tous les deux peut-être voyons-nous trop en noir, ah! tu le sais, mon cher, l'amour et l'amitié s'alarment aisément, ce dernier sentiment est la source de la crainte; l'autre fomente les miennes; n'abandonne point, je t'en conjure, cette malheureuse mère; je craindrais la solitude pour elle, son âme encouragée par les conseils, fortifiée par le charme de la société de ta belle-mère et de ta femme succombera moins à ses tourmens, que si elle était livrée a elle-même. Adieu, je ne puis résister au plaisir d'écrire un mot à ma chère Aline, et je vais le placer dans ta lettre.
LETTRE XXV.
Paris, ce 22 septembre.
Je vous ai plaint, Aline, vous m'êtes devenue plus chère encore pendant vos souffrances! Il faut aimer comme je le fais, pour sentir ce que j'ai éprouvé. Juste ciel! celui qui, par état, doit être le gardien de la vertu de sa fille, en devient donc le corrupteur? où ne conduisent pas les désordres d'une tête égarée, et d'un coeur sans principes?… Ils triomphaient, les monstres, pendant que triste, abandonné, en proie aux plus cuisantes inquiétudes, la seule pensée du bonheur qu'ils arrachaient n'eut osé seulement pénétrer mon esprit… Aline, pardonnez-moi une question… On ne se peint point les tendres sollicitudes de l'amour malheureux; on n'imagine point où va sa curiosité… Mais dans ce mouvement qui vous a fait fuir, entrait-il un peu d'amour à côté de la décence? étiez vous aussi fâchée de l'insulte à la pudeur, que de l'outrage fait à l'amant? L'un vous rend bien respectable à mes yeux; mais combien l'autre vous y rendrait plus adorable encore! et peut-être en l'état cruel où je suis, préférerais-je à vous voir une vertu de moins, pour un degré d'amour de plus, mais où se perd mon imagination? Ne sont-ce pas ces vertus que j'aime? et l'idole de mon coeur est-elle autre chose que la réunion de toutes les vertus? Ah! fuyez, Aline, fuyez toujours le crime quand il vous poursuivra; que ce soit amour ou sagesse, ne le laissez jamais approcher de vous; il ne peut vous atteindre, sans doute, mais qu'il n'ose même vous approcher, imposez-lui par vos regards, contraignez-le par vos discours, éloignez-le par vos vertus, et que son existence soit impossible, dans tous les lieux que vous embellissez.
Je vous enlève une soeur, Aline, une soeur déjà votre compagne, pour vous en rendre une à deux cent lieues de vous, que vous ne verrez peut-être de votre vie. Mais si la malheureuse Sophie ne vous appartient plus par les liens de la nature, que ceux de la pitié vous la rendent toujours chère; plus elle retombe dans l'infortune, plus vous lui devez vos soins. La nécessité où vous allez être de vous en séparer, vous fera peut-être venir l'idée de la rendre à sa mère; ne lui désirez point un tel sort; gardez-vous de la lui donner, elle achèverait de se corrompre. C'est par un motif excusable, sans doute, que Claudine a voulu l'éloigner d'elle; elle croyait, au moyen de cette fourberie, faire passer à cette fille la fortune immense que votre père assurait devoir appartenir un jour à la sienne; mais Claudine ne s'en est pas tenue là; elle est visiblement coupable d'une autre supercherie qui dévoile la bassesse de son âme: elle est de plus très-intéressée; voyant ses projets évanouis, peut-être par des voies moins honnêtes, chercherait-elle à faire retrouver à sa fille, la fortune que n'a pu lui procurer sa première fraude. Le village qu'elle habite est un de ces asyles empestés, où la débauche de la capitale vient se couvrir des ombres du mystère, ne l'y envoyez point. Je vous répond qu'elle n'y serait pas long-tems en sûreté. Les engagemens pris avec Isabeau, ont des écueils, Déterville les a senti: ce sera la où le président fera ses premières recherches, s'il persiste, comme il paraît, dans l'extrême envie de l'avoir; voyez donc, avec votre aimable mère, ce qu'il y aura de mieux pour cette infortunée, et donnez-moi vos ordres, si vous croyez que dans tout ceci je puisse vous être utile encore. Cependant vous voilà tranquille jusqu'à la fin du voyage. Je l'imagine au moins; permettez que je vous invite à mettre cet intervalle à profit, pour faire usage de vos jolis talens, quel que soit l'état que le sort vous destine, vous les retrouverez sans cesse; ils épanouiront la fleur de vos beaux jours, si le ciel, comme je l'espère, vous en accorde après tant de malheurs; ils calmeront vos ennuis, si par une affreuse fatalité, les épines doivent éternellement naître sous vos pas, vous devez donc les cultiver dans toutes les circonstances; je n'en vois qu'une où peut-être ils seraient inutiles, celle où destinés l'un à l'autre, il ne pourrait exister d'instant où nous eussions besoin de nous distraire des sentimens que nous éprouverions.
Pardon des légères craintes qui s'aperçoivent encore dans ma lettre; je les relis avec peine, et n'ose les effacer; qu'elles ne vous effrayent pourtant point; ne les attribuez qu'à l'état de mon âme; ne frémit-on pas toujours pour ce qu'on aime?
LETTRE XXVI.
Paris, ce 20 septembre.
Non, ne te mêles pas d'éduquer cette fille, fais-en ce que tu voudras d'ailleurs; mais ne laisse qu'à moi le soin de la conduire… C'est un trésor que cette charmante Augustine… Il y a là tout ce qu'il faut pour réussir, ne t'en inquiètes pas, je t'en conjure, tout est perdu si tu t'en charges; tu n'entends rien au grand art d'échauffer une jeune tête. Cette science sublime qui nous rend maître des ressorts de l'âme par l'influence des passions, qui nous enseigne à mouvoir tour-à-tour celle qui doit produire un effet désiré; cette étude savante du coeur humain qui nous en développant les plis les plus secrets, nous montre en même-tems sur quelle touche il est bon d'appuyer, les différens usages qu'on doit faire de la louange et de la flatterie; l'indulgence qu'il faut avoir encore pour de certains préjugés; le genre de ceux qui ne nuisent pas, l'espèce de ceux essentiels à déraciner, les nouvelles lumières qu'il faut jeter sur tous les objets; la philosophie qu'il faut répandre, la sorte de délicatesse bonne à mettre en oeuvre en raison de l'âge; du sexe ou de l'éducation du sujet que l'on veut corrompre, jusqu'à quel point on peut s'aider du physique; la manière de manier l'orgueil, de profiter des faiblesses trouvées, de les étendre ou de les changer de but; la façon d'étouffer les remords, de les remplacer par des sensations douces, d'employer enfin au vice qu'on désire, jusqu'aux vertus que l'on découvre; toutes ces profondes subtilités du grand secret de la séduction, sont en un mot ignorées de toi, ne t'en mêles donc pas, mon ami, laisse-moi faire et je réussirai.