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Hélas! je me crus seule coupable; je ne m'en pris qu'à moi de n'être pas aimée, malgré les louanges dont j'étais enivrées chaque jour; j'aimais mieux me croire des défauts ou des torts, que de supposer mon époux injuste: et contente d'avoir obtenu dans mon sein des preuves de son estime, si ce n'en était pas de son amour, tous mes sentimens se portèrent dès-lors sur ces gages sacrés… Eh bien! me disais-je, je serai l'amie de mes enfans, puisque je n'ai pas été assez heureuse pour être celle de mon époux; ils me consoleront de ses duretés, et je trouverai dans leurs bras la félicité qu'on m'enlève. Que de projets ne formé-je pas dès-lors pour la leur! je n'apaisais mes maux que par ces idées; elles seules parvenaient à fermer mes paupières, je ne m'endormais paisiblement qu'avec elles… Je ne voyais plus de revers dès que je croyais avoir trouvé ce qui devait rendre heureux mes enfans. Le ciel ne voulait pas, mon ami, que ce fût encore là pour moi la source du bonheur; j'eus deux filles, l'une m'est ravie au berceau; je la retrouve quand je ne peux jamais la revoir… On veut que l'autre soit aussi malheureuse que moi; et qui… qui m'assaillit de tous ces maux? qui me fait avaler, jusqu'à la lie, la coupe amère de l'infortune? celui que j'ai toujours respecté… chéri; celui que l'on m'avait donné pour être le soutien de mes jours, et qui n'en a jamais été que le destructeur… celui qui s'est tout permis envers moi… envers moi qui aurais mieux aimé perdre la vie que de lui manquer en quoi que ce fût… Celui que je regardais comme mon père après la perte du mien… Comme mon ami… comme mon époux, et qui n'était que mon tyran et mon persécuteur.

Allons, je me tais, Valcour… Je me tais, vous pleurez en me lisant, je le vois, je veux bien mêler mes larmes aux vôtres, mon ami, mais je ne veux pas vous en faire répandre que ma main ne puisse essuyer… Oh! comme nous eussions été heureux cependant… Vous… Mon Aline… Et moi, quels jours sereins et purs eussent été filés pour tous trois… Avec quel calme je serai arrivée près de vous, aux bornes de ma vie! ma vieillesse n'eut été qu'un printemps, les yeux fermés par la tendre main de l'amitié, je me serais plongée dans le cercueil avec la tranquillité du bonheur, au lieu de cela j'y descendrai seule, nul ami ne daignera m'y soutenir, je n'en aurai plus au bord de mon tombeau… Eh bien! voyez comme je retombe malgré tout dans le sombre que je veux éviter… Non… j'arrêterais en vain la source de mes pleurs, elles coulent malgré moi… Mille nouvelles idées me tourmentent… Si vous êtes malheureux, c'est ma faute, je ne devais pas laisser naître en vous une passion que je ne pouvais couronner; je ne devais vous laisser connaître ni Aline, ni sa triste mère; aujourd'hui nous aurions tous bien des chagrins de moins, et l'on ne se console jamais de ceux qu'on donne aux autres… Mais tout n'est pas désespéré; non Valcour, tout ne l'est pas, recevez encore un peu d'espoir de votre bonne et sincère amie, de celle qui désirerait avec tant d'ardeur, mériter ce titre avec vous… Non Valcour, tout n'est pas perdu… Ce barbare époux peut réfléchir, ce monstre qui le suit partout, et qui vous persécute avec tant de furie, sentira peut-être qu'aucuns des plaisirs qu'il espère ne peuvent se rencontrer avec celle qui n'a pour lui que de la haine; j'ai besoin de le penser et de le croire; l'illusion est à l'infortune, comme le miel dont en frotte les bords du vase rempli de l'absinthe salutaire présentée à l'enfant, on le trompe, mais l'erreur est douce.

Comme il m'a abusé cet homme… Je le croyais, on se livre si vite à ce qu'on désire! le malheureux qui fait naufrage saisit avec tant d'empressement le bras qu'on lui tend pour le sauver… Peut-il imaginer que c'est pour le repousser dans l'abyme!… Hélas! vous avez bien raison, il me trompait autant qu'il était en lui, il devait croire Sophie, sa fille, rien ne pouvait l'en dissuader, et ce n'est pas dans de tels coeurs que la nature fait des miracles… Il la croyait telle, et il jurait qu'elle ne l'était pas, le crime est donc dans son entier, et ce que j'ai obtenu de sa fausseté, n'est donc plus que le fruit de sa honte… Ce sentiment mène au dépit, et le dépit a tout dans de telles âmes… Quoiqu'il en soit j'ai des parens, je n'en suis point abandonnée… Je me jetterai dans leurs bras, ils me sauveront, je les implorerai pour mon Aline et pour moi, ils ne voudront pas nous perdre toutes deux… Mais changeons de propos. Valcour, laissez-moi vous rendre compte des projets et de mes démarches, car avec ce langage de la plainte mon coeur s'altère à tout instant.

Vous imaginez bien que je n'ai pu tenir à l'envie de savoir au plutôt des nouvelles d'Elisabeth de Kerneuil. Quelque soit le sort qu'elle éprouve, il m'intéresse trop réellement pour que je n'aye pas désiré de l'éclaircir. Déterville a écrit sur-le-champ à un de ses parens à Rennes, il le supplie de nous donner sur cette jeune personne le plus de lumières qu'il lui sera possible… Nous attendons; ma situation dans ce cas-ci, est très-embarrassante… vous l'avez senti; j'ai, sans doute, le plus grand désir de posséder cet enfant, mais quel droit aurais-je à son coeur?

Le seul titre de mère que je pourrais lui alléguer, me méritera-t-il sa tendresse? n'est elle pas due, toute entière aux parens qui l'ont élevée?… Et puis, travaillerai-je pour le bonheur d'Elisabeth en réunissant à la ravoir? Le sort, ou qu'elle a déjà, on qui lui est réservé, ne sera-t-il pas toujours préférable à celui que je pourrais lui faire, comme cadette?… Et les inconvéniens de la rendre à un père qui peut-être, ou ne voudra pas la reconnaître, ou ne verra dans elle qu'une victime de plus à son insigne libertinage; ces dangers effrayans les comptez-vous pour rien Valcour?… Non, j'aime mieux la laisser où elle est; que je sache seulement qu'elle est heureuse; que je puisse faire connaissance avec elle, la voir une fois, l'aimer toujours, et je me croirai trop contente; mais si cette faible jouissance est refusée à mon âme tendre… oh, Valcour! je serai encore bien infortunée; heureusement je sais l'être, et mon coeur est dans un tel état d'abattement qu'une secousse de plus ou de moins n'est absolument rien pour lui. Il y a l'histoire des biens qui chagrine un peu ma conscience; puis-je laisser ma fille jouir d'une fortune qui ne lui appartient pas? dois-je en priver les héritiers légitimes? Non, sans doute; cette circonstance vous a frappé comme moi; mais mon ami, je dirai aussi comme vous, entre deux maux terribles, choisissons le moindre. A l'égard de Sophie, voici ce que nous avons fait, je ne sais si vous nous approuverez.

Qu'elle appartint ou non au président; Déterville nous opposait toujours le danger certain de la replacer à Berceuil; et l'impossibilité de l'y remettre devenait d'autant plus fâcheuse, que la variation de son sort lui rendait fort doux celui que nous avions arrangé pour elle dans ce village; j'objectais à Déterville qu'il n'avait pas trouvé d'obstacles à l'établissement de cette fille à Berceuil, dans les premiers momens où nous l'avions conçu, ne la croyant pas fille légitime, et que je n'entendais pas pourquoi il en trouvait maintenant qu'elle n'appartenait ni au mari ni à la femme; il me répondit qu'il avait foncièrement désapprouvé ce parti dans toutes les circonstances, mais que plus les recherches du président paraissaient évidentes, plus il croyait Berceuil dangereux. Qu'elle fût sa fille ou non, nous ne devions pas douter à-présent du désir qu'il avait de la ravoir, que dès qu'il la saurait hors de Vertfeuille, il ne manquerait pas d'envoyer chez Isabeau, et qu'alors au lieu de sauver Sophie, il est clair que je la sacrifiais;… je me suis rendue; nous avons donc décidé, un cloître à Orléans, où nous travaillerions à lui faire prendre le goût de la retraite, et à l'enchaîner au bout de quelques années par des voeux, si elle n'y sent aucune répugnance; et ce sort quelque dur qu'il' puisse être, la dérobant à celui bien plus fâcheux sans doute, que lui aurait réservé la vengeance de ses deux persécuteurs, nous parut décidément le plus sage de tous.