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Je dois faire un peu loustic, dans mon genre. Pour commander, diriger, faut laisser ses élans du cœur au vestiaire, son côté chaleureux, sa bienveillance spontanée du mec disponible. Seulement, je peux pas. Je comprends trop tout pour jouer un rôle de solenniteur. Je continue de me regarder et je dérisionne, fatal.

— Calmos, mes drôles ! les interpellé-je, que tant pis pour les conséquences. Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, laissez-moi énoncer !

Ils se taisent. Je leur dégoise alors un récit écourté des choses, passant sous silence mon intervention avenue George-V, a fortiori le coup de tube reçu chez Marius et Jeanette. Je fais sobre, mais efficace. Oui : il y avait un fusil à lunette, un trou dans la fenêtre, une chaise de guet avec des jumelles. Des gens ont forcé l’appartement du colonel Lemercier, à cause de sa situation géographique. Ils ont buté le colon et ensuite sa femme de ménage qui les a surpris. Y a-t-il eu une altercation entre eux, par la suite ? Toujours est-il qu’un des trois hommes a été occis par strangulation et que l’attentat supposé ne s’est pas produit. On enquête à propos du complice assassiné : un Tchèque du nom d’Antonin Pétsek. Interpol est sur les dents. J’espère pouvoir leur en raconter plus mieux d’ici quarante-huit heures.

Toujours différer, repousser ce genre d’échéance. Miser à bloc sur la formidable faculté d’oubli des hommes. Les pires événements, laisse-leur un peu de temps et ils se dissolvent gentiment dans l’oubli. D’autres les remplacent. Il n’y aurait pas de vie collective possible si les gens gardaient leur mémoire intacte. On ne croirait plus en rien ni à personne. On ne pourrait plus continuer d’espérer, d’aller de l’avant. On aurait pigé une fois pour toutes l’immense foutaise des choses.

Encore une demi-heure de bla-bla onctueux comme de la chantilly, ponctué de gestes fermes, de regards sûrs d’eux-mêmes, et ces messieurs se retirent en affûtant leur titre, chacun espérant en trouver un plus accrocheur que les autres : « Tuerie mystérieuse Avenue George-V » ; « Trois morts : un mystère », « Carnage chez un colonel en retraite ! », etc.

Ces messieurs sortent donc, mais pas la dame qui faisait partie de « la conférence de presse ». Dame ? Non : fille ! Jeune fille. Une brunette de vingt piges, mais elle doit avoir plus. Visage pur et sain. Cheveux coupés court. À peine fardée, et même c’est pas certain. Veste rouge, jupe et chemisier noirs. Bien faite déjà, malgré sa jeunesse. Au lieu de se retirer, elle est agenouillée sur la méchante moquette grisâtre, ramassant des feuillets épars avec une lenteur que je devine étudiée. Tu paries que c’est elle qui les a volontairement éparsifiés pour avoir motif à s’attarder ?

Je m’assieds sur le coin de la table, une jambe ballante et essaie de mater dans son décolleté, mais je peux circuler : y a rien à voir.

— Ça y est : ils sont partis, lui dis-je, vous pouvez ramasser la fin de vos notes.

Elle dresse vers moi un joli visage où s’attardent encore certaines « ingratitudes » de l’adolescence. Il est rouge de confusion. Je lui cligne de l’œil. Ça la détend et elle me sourit.

— Si vous êtes restée ici, c’est parce que vous avez quelque chose à me dire, ou à me demander, fais-je. Alors, je vous écoute.

La voilà debout, son porte-feuillets garni sous le bras. Elle range son stylo (à encre) dans son sac bandouliard.

— Vous êtes perspicace, murmure-t-elle.

— Fatalement : flic-chef ! Vous travaillez pour quelle maison ?

Redevenant jeune fille B.C.B.G., elle se présente :

— Marie-Laure Pontamousson, de Libé.

— Vous écrivez à l’encre ? C’est très bien ; le stylographe est en voie de disparition, comme les bas des femmes.

— Je porte des bas.

— Vous avez droit, en ce cas, à ma profonde reconnaissance, Marie-Laure. Si vous ne m’inspiriez pas un instinctif respect dû à votre jeunesse, je vous réclamerais la preuve de ce que vous annoncez.

Elle sourit encore et une lueur amusée passe sur son frais visage.

— Merci de cette dispense, fait-elle.

— Bon. Qu’aviez-vous à me demander ?

— Ça concerne bien entendu l’affaire ; vous nous avez caché des choses.

— Allons donc ! gouaillé-je, mal à l’aise.

— Avant de venir à la P.J., je me suis rendue sur les lieux, avenue George-V, avec les confrères. On nous a refoulés, évidemment. Alors j’ai eu l’idée d’aller au restaurant d’en face et j’ai appris que vous y avez dîné hier en compagnie de votre maman. Ce devait être à peu près au moment de la tuerie. Coïncidence ?

Chapeau pour la gosse ! Je la sens plutôt bien barrée dans le journalisme, la Marie-Laure.

— Vous n’allez pas me pomper l’air avec ce miniscoop, ma gentille ? Je sais qu’il plairait à votre rédac-chef ; seulement il risquerait de me flanquer des bâtons dans les roupettes. On devrait plutôt conclure un marché : écrasez-vous sur cette info qui, franchement, ne va pas loin et je vous renvoie l’ascenseur en vous tenant au courant de la progression de l’enquête. Correct ?

Elle hoche la tête.

— Mes collègues blanchis sous le harnais prétendent qu’une promesse de flic ne vaut pas tripette. Pardonnez-moi : je ne fais que répéter leurs paroles.

Moi, tout comme l’exquis Jean Giraudoux, « j’aime les jeunes filles et la province », mais à condition que les jeunes filles soient cool et la province pas trop chiante.

Je mets ma main impaternelle sur les épaules de la môme.

— Écoute, petite fille, moi aussi je vais te donner un bon conseil : Tu te ramasses avec tes bas sexy et ton stylo à encre et tu cours continuer ta carrière sous d’autres cieux.

« Vois-tu, ma poule, dans ton job, faut savoir négocier, piger où est le moindre mal et où sont les avantages. Fonce à ton journal et propose la manchette suivante : “Tuerie de l’avenue George-V. Le directeur de la P.J. dînait au restaurant d’en face pendant qu’on assassinait trois personnes”, tu auras ton petit succès.

Je la plante là, écarlate, médusée, pour rallier mon P.C.

Le gars Jérémie m’y attend. Plus du tout sapé en guerrier de la tribu des Gouzy-Gouza, mais en bleu croisé de chef d’entreprise.

— La fête est terminée ? ricané-je.

— Pour moi oui, mais elle continue pour les invités.

— Tout ce bigntz parce qu’on a coupé un bout de peau à ton petit dernier ! Qui l’a circoncis, au fait ?

— Un cousin de Ramadé qui est coiffeur dans le dix-huitième !

— Ben voyons : il sait manier le ciseau !

— Du nouveau pour l’AFFAIRE ?

C’est devenu un vrai poulaga, M. Blanc. Le boulot le mobilise. Il aurait très bien pu prendre quarante-huit heures de congé pour circoncire son bamboula, mais j’t’en fiche : le turbin avant tout.

Je le mets au courant des dernières infos relatives au triple meurtre. D’un accord commun, nous montons chez nos confrères de l’Identification où l’inspecteur Larigot s’affaire à recréer des frimes sous les directives du taximan chinois.

La sagesse du commissaire Honnissoit a été de laisser opérer celle de Pétsek, bien que nous disposions de l’original, ainsi pouvons-nous apprécier la fidélité descriptive du Jaune, car le portrait qui en résulte est ressemblant à quatre-vingts pour cent.

Je réclame plusieurs jeux d’épreuves des deux autres mecs et enjoins au préposé de les faire diffuser « force 5 », ce qui revient à dire que, dans quelques plombes, tous les archers de France en seront pourvus. Je veux le tout grand hallali. Principalement dans les aéroports et dans les gares. Communication du dossier à Interpol, surveillance exceptionnelle des frontières devenues passoires ! Les hôtels aussi doivent se mettre sur le pied de guerre. Les agences de location de bagnoles, les stations d’essence ! Un dispositif d’exception, te dis-je ! Si les deux criminels sont encore sur le territoire français, IL FAUT coûte que coûte les retrouver. Un point d’honneur pour moi.