Pour moi, que ces salauds ont mêlé à leur sale combine avec une impudence qui me fait friser les poils des bras !
Je retourne à mon burlingue, après avoir chargé Jérémie d’aller voir où en est de ses recherches la cousine-maîtresse de Mathias.
Surprise ! Assise à côté de la double lourde de mon antre, sur une banquette de bois cirée par le frottement de cent mille paires de fesses, la petite Marie-Laure Pontamousson, sage comme une étudiante attendant son tour de passer l’oral !
Elle vient faire amende honorable, sa mine contrite l’avoue d’emblée.
— Entrez ! fais-je.
Je m’efface. Elle pénètre dans le saint des saints, fortement intimidée. Quand j’ai relourdé, je me tourne face à elle. Putain ! Ce qu’elle est choucarde, cette frangine. Une odeur boisée se dégage d’elle.
— Tu as réfléchi, Moustique ?
Elle opine. Elle me fait penser à Marie-Marie quand elle avait son âge, il y a quelques années… À l’époque où elle ne portait pas encore sur sa frimousse les déceptions que je lui ai infligées. La vie est râpeuse, si tu savais. Même quand on adore les gens, on les écorche en se frottant à eux. À présent, ma gisquette est devenue une femme d’action, d’autorité ; quelqu’un à qui on ne la fait plus !
Je saisis Marie-Laure (tiens : Marie aussi !) par le cou.
— Tu me fais penser à une petite fille que j’ai bien aimée, je balbutie.
— Et qui devait vous adorer ?
— Comment le sais-tu ?
— C’est facile à comprendre quand on vous approche.
Je pose ma bouche sur la sienne afin que la vie continue d’être un éternel recommencement. Elle accepte mon baiser. Je retrouve les lèvres de Marie-Marie. Un coup d’intense émotion me poignarde l’âme. Au lieu de lui bouffer la gueule et de couler ma main soudarde entre ses jambes, je continue de caresser sa bouche de la mienne, comme quand on aime vraiment, qu’on aime d’amour, qu’on aime de cœur. Son souffle tiède me grise. Je la presse contre moi. On fait « l’île ». Ça veut dire qu’il n’y a plus que nous deux, pour un laps de temps fugace. Nous deux, comme Antoine de Caunes avec son chien, jadis, sur son îlot perdu.
On reste un bout, ainsi. Vertige contrôlé. L’instant de rémission accordé par le destin, au tournant des jours grondants. Refuge.
Et puis ce con de M. Blanc se ramène. On se désunit. Fallait bien ! Rien ne dure. Tu vois des gens, en pleine forme, tu les salues joyeusement : « Bonjour ! » « Bonjour ! » Tu les revois plus tard : ils sont vieux. Et tu ne les revois plus : ils sont morts ! Si tu as du pot, tu fais des croix sur tes relations dans ton carnet ; si t’en as pas, c’est elles qui en font une sur toi.
Et t’as envie de la Légion d’honneur, Ducon ? Santé !
Je les présente d’un ton absent.
Le grand primate des Gaules tient un fourre bleu contenant divers papelards. En présence de la gosse, il n’ose m’en parler.
— Tu peux dire devant Marie-Laure, fais-je. Haussement de sourcils de l’ancien cueilleur de noix de coco. Son regard semble déclarer : « Oh ! oh ! Ça commence et c’est déjà si grave ! Mais qu’est-ce qui te prend, Tonio ? »
Sans piper, il me présente le dossier.
Je sors une fiche anthropométrique au nom de Hans Scheunburger, sujet de l’Allemagne de l’Est, qui appartint à la Bande à Bader. Spécialiste des attentats à la bombe. Il a participé à une foule d’actions retentissantes en Europe : Italie, Allemagne, France, Angleterre, et il est soupçonné de beaucoup d’autres coups sanglants. La photo qui est jointe correspond à l’un des deux portraits-robots et, là encore, la ressemblance est frappante.
— Beau travail, dis-je. Elle est efficace, la souris de Mathias.
Je présente la fiche à Marie-Laure.
— Je tiens mes promesses, lui fais-je. Voilà l’identité de l’un des assassins, Libé va en avoir l’exclusivité.
Tu la verrais déballer son paquet de notes, Ninette ! Elle a la main qui tremble en écrivant. Ensuite elle se sauve.
— Tu es malade, ou quoi ? demande sévèrement Jérémie. Avant que nous ayons pris la moindre disposition, tu refiles le scoop à cette punaise ! Mais le cul passe donc avant tout, pour toi !
— Il ne s’agit pas d’une affaire de cul ! réponds-je. En tout cas, pas encore !
La fraîche odeur de la petite reste dans mon pif, tout en haut, près des sinus.
CHAPITRE V
DÉPLAFONNER : opérer le déplafonnement.
J’ai dû te le dire. Dans les cas graves, je dors à la Grande Cabane. Une façon de rester sur le pied de guerre. En me privant de mon home (ô maison de ma mère, ô ma maison que j’aime), j’ai l’impression de continuer l’enquête. Alors je couche dans le minuscule studio que le vieil Achille a fait aménager près de son burlingue. Seulement lui c’était pour s’y faire mâcher le gland par des demoiselles Zouzou hautes de jambes mais basses de moralité.
Malgré l’adjonction d’un aérateur, il y fait chaud, aussi je dors en slip. L’endroit porte à la volupté, à cause de la feutrine bleue dont les murs sont tendus, des gravures « malicieuses », du canapé-lit recouvert de velours pourpre. Le tout fait un peu bordel chic et de là vient sa capiteusité. Après avoir lu cent pages de Verbatim, le dernier pavé de Jacques Attali consacré à l’action mitterrandienne, j’ai fini par sombrer dans les vapes.
M’man a été très déçue que je ne rentre pas, non seulement à cause de son bœuf en daube, mais parce qu’elle avait préparé une tourte aux herbes comme t’en as jamais bouffé depuis le Moyen Âge. Je l’ai consolée comme j’ai pu.
Et donc je roupille, lorsqu’on sonne à la porte de mon burlingue. Illico debout, M’sieur l’dirluche ! L’heure ? Deux plombes vingt.
Je vais délourder, le slip proéminent du devant, car je bénéficie chaque nuit d’érections intéressantes.
C’est Ange Honnissoit, commissaire de son état (et dans tous ses états). Il a le regard bouilli par l’insomnie et la fatigue ; son costume de gabardine caca d’oie est plus fripé que du papier cul en fin d’exploitation et son estom’ gargouille de famine comme l’écoulement d’une chasse d’eau dans un hôtel de passe.
— Ça y est ! me dit-il dans un râle d’orgasme.
— Vous les avez retapissés ? deviné-je-t-il avec cette sagacité qui n’est pas le moindre de mes dons.
— Ils sont dans un relais-château de la Vallée de Chevreuse.
Puis, sans crier gare (mais pourquoi crierait-il gare ?), il fait, me désignant quelque chose à l’extérieur :
— C’est quoi, ça ?
Je penche ma tête d’intellectuel surmené à l’extérieur et tu sais quoi ? Écoute, les bras m’en tombent (mais pas encore le paf) : Marie-Laure Pontamousson, endormie sur la méchante banquette, la tête contre son sac-besace.
Spectacle émouvant ! Gracieux, aussi !
Mon examen la réveille. Elle manque tomber. Me voit et me sourit. Puis cesse de me sourire en avisant la hallebarde qui tend mon kangourou. Je réalise, essaie de voiler le plus gros de mes deux mains et la prie d’entrer.
La scène peut se décomposer de la façon suivante dans la Grande Crèche, le directeur, en slip de bandaison, masquant icelle comme il peut (mais il a plus grande queue que grandes mains) et s’effaçant pour laisser entrer dans son bureau prestigieux une péronnelle chiffonnée, dont la jupe s’est retroussée pendant son somme sur le banc, ainsi qu’un commissaire dynamique mais épuisé.