— Prenez place, leur fais-je en allant passer une robe de chambre qui appartint au Vieux et pourrait être celle d’un Roi mage (bleu nuit, parements dorés, ceinture aux extrémités pomponneuses).
Avant toute chose, je demande à Marie-Laure ce qu’elle fait dans mon antichambre à cette heure qui défie toute concurrence.
— J’ai su que vous dormiez ici et ne voulais pas vous manquer à votre réveil.
Un qui se demande (et se répond) quelles sont mes relations avec la fille, c’est le brave Honnissoit.
— Explications ? fais-je ex abrupto.
Elle ouvre sa besace et en sort une coupure de presse.
— J’ai pensé que cette photo d’archives pouvait vous être utile. Toute la soirée j’ai compulsé la collection de mon journal.
L’image représente Antonin Pétsek, l’homme étranglé chez le colonel Lemercier, face à un autre bonhomme aux cheveux drus et blancs ; il se tient au côté d’un troisième personnage qui n’est autre que mon ami Bruno Masure, lequel est coiffé d’un écouteur. Des micros dressés forment un parterre de tulipes métalliques entre les trois. Le titre du papier escortant la photo : « Le Professeur Anton Raspek, prix Nobel de physique est à Paris. » La légende : « Le Professeur Anton Raspek, de la Faculté de Prague, s’est arrêté à Paris, en rentrant de Suède où son prix Nobel de Physique lui a été remis par le roi Charles XVI Gustave. Le voici interviewé par Bruno Masure accompagné d’un journaliste tchèque qui lui sert d’interprète[8]. »
J’opine.
— Bravo, petite ! De quand date cet article ?
— L’an dernier.
— Et qu’est-ce qui vous a incitée à le chercher ?
— En voyant la photo de Pétsek, cela m’a dit quelque chose.
— De là à explorer des quantités de journaux périmés…
— Un journal n’est jamais périmé, assure avec sagesse la douce enfant. Cela dit, ce qui a déclenché ma mémoire, c’est un détail. Malgré sa calvitie avancée, Antonin Pétsek possède une mèche blanche au-dessus de la tempe droite.
— Exact, convins-je, en délivrant le cliché à Honnissoit.
La petite poursuit :
— Papa a la même, presque au même endroit quand j’ai vu sa photo, à l’époque, cela m’a frappée, voilà pourquoi je me la suis rappelée. Une succession de flashes ! Les souvenirs sont comme des dominos en ligne, quand on en pousse un, tout les autres suivent.
Elle sourit. Je lui boufferais la gueule, à cette chérie. Ma branche d’abricot est encore plus rigide que naguère, sous la soie de la robe de chambre. Ça m’a toujours fait goder, la soie à même la peau !
— Bon, alors ? attaqué-je, tourné vers le commissaire.
D’un hochement de menton ponctué d’une œillée éperdue, il me rappelle la présence de la journaliste.
— Vous pouvez parler devant Mlle Pontamousson, dis-je, j’ai un contrat avec elle ; comme vous venez de le constater, nous marchons la main dans la main tous les deux.
Ainsi relevé du secret professionnel, Ange me raconte que nous venons de jouer de bonnechance[9]. Ce qui s’appelle le « coup de bol insolent ». Je te raconte ? Tu sais les portraits-robots ? Figure-toi que notre imprimeur était invité à dîner hier soir par un éditeur au Relais du Val Fleuri. Comme il achève de déposer sa bagnole au parking de l’hostellerie, voilà une BMW noire qui se range à côté de la sienne et deux mecs en descendent. Le bon imprimeur croit avoir une hallucinance en reconnaissant les gars dont ses ouvriers ont imprimé la gueule dans l’après-midi.
Il s’attarde, les suit. Les deux mecs ont un baise-en-ville chacun. Ils se pointent à la réception où ils ont dû téléphoner pour retenir des chambres car on les conduit illico à deux piaules communicantes. L’imprimeur qui bosse beaucoup pour nous et connaît nos méthodes, ne moufte pas mais bigophone à la P.J., service du commissaire Honnissoit, qui mieux est, puisque c’est pour ce dernier qu’il a eu à imprimer l’avis de recherche.
Des hasards pareils, il s’en produit plus souvent que le public ne l’imagine, sinon la Rousse n’obtiendrait pas beaucoup de résultats positifs !
Ange conclut :
— J’ai dépêché les inspecteurs Geoffroy Homiche et Franck Audeport qui sont des éléments à toute épreuve. Ils m’ont confirmé l’exactitude du tuyau. Il s’agit bel et bien de nos deux meurtriers. Ils ont pris un repas délicat dans leurs chambres, ont regardé la télévision jusqu’à une heure, et se sont couchés. Je propose d’envoyer des renforts là-bas et de les serrer à l’heure légale, monsieur le directeur.
— O.K. pour la première partie de votre programme, Ange, mais vous voulez que je vous dise, en ce qui concerne l’heure légale ?
— Mon cul ? croit deviner Honnissoit qui connaît parfaitement mes méthodes.
— Vous venez de gagner le gin-tonic que vous allez nous servir pendant que je cours m’habiller. Le bar est sous le Larousse en vingt volumes.
— O.K., patron. Chargés, les gin-tonic ?
— Non, Ange : dosés ! Moitié gin, moitié tonic.
Honnissoit se lève pour procéder.
Moi je me rends dans le minuscule cabinet de toilette attenant au studio. Rasage électrique rapide, toujours être nickel quand on va livrer l’assaut. Vois les saint-cyriens, en quatorze : ils enfilaient leurs gants blancs pour partir à l’attaque.
Lorsque mes joues sont devenues peau de pêche, je ressors. Et elle, encore ! La Marie-Laure ! Debout dans la chambrette.
— Vous commencez à me considérer comme de la seccotine, non ? demande-t-elle.
Je m’en tire par un sourire indéfinissable.
— Vous allez faire le siège du relais ? me demande-t-elle.
— Tu devines tout, petite fille !
— Vous m’emmenez avec vous ?
— Dis, ça va, la tronche ? Tu imagines un peu tes confrères, si tu ramassais une balle perdue ! J’aurais plus qu’à aller vendre des moules à Tamanrasset !
— Votre carrière vous préoccupe davantage que ma vie, note l’Adorable.
— Tu veux l’étrenne ?
— Comment ?
— Ton père ne te l’a jamais fait quand tu étais petite ? Un papa qui vient de se raser accorde « l’étrenne » à sa petite fille en se faisant embrasser !
Elle me donne l’étrenne. Sur la joue.
Je la lui rends. Sur la bouche.
Ça doit venir de mon odeur d’homme à poil qui la chavire : elle se plaque contre moi étroitement, si fort que de la pointe du nœud, je caresse sa chattounette à travers l’étoffe de la jupe.
Bon, bien sûr qu’on va arriver à l’inévitable, seulement nous ne sommes pas seuls et y a école !
CHAPITRE VI
ÉPANCHER : laisser déborder ses sentiments avec confiance.
Il n’est pas loin de quatre plombes quand nous atteignons le Relais du Val Fleuri. L’endroit est bucolique, près d’un ancien moulin à eau, donc au bord d’une romantique rivière. On perçoit un murmure de cascade, des cris d’oiseaux de nuit, le léger froissement des branchages agités par la brise. Lamartine en chierait dans son froc et se cognerait un rassis en attendant sa pétasse, comment qu’elle s’appelait déjà ? Elvire, non ?
On ne distingue, en fait de lumières, que les veilleuses bleues des couloirs, et puis celle, orangée, de la réception.
Honnissoit dispose d’un talkie-walkie et pendant le trajet est resté en contact permanent avec l’inspecteur Homiche. Ce dernier assure que « tout baigne » ; mis à part une secrétaire de direction qui est en train de prendre son pied pour la troisième fois avec ses patrons, et qui gueule comme toute une maternité, le relais-château est peinard.
8
Bruno Masure ne parle couramment que le san-antonien moderne. Sinon il pratique correctement la langue fourrée et balbutie un peu d’anglais pour son usage personnel.