— Ils ont fait vite pour se tirer, note Geoffroy Homiche. Quelque chose a dû leur mettre la puce à l’oreille avant même que nous n’arrivions !
— Et ils se sont bien gardés de reprendre leur bagnole, renchérit Franck Audeport.
Honnissoit mâchonne une cigarette éteinte, ayant décidé de ne plus fumer (dans la plupart des séries télévisées dont le héros est un policier, celui-ci renonce au tabac au début du film, puis craque à la suite d’une grande joie ou d’une forte émotion, respectons donc la mode).
Il résume :
— Voilà des meurtriers dangereux qui arrivent ici, s’installent, se font monter un repas et qui, brusquement, décident de foutre le camp à bord d’une automobile volée à une femme que l’un d’eux, bien qu’il soit pressé, prend le temps de violer avant de partir. Faut-il qu’il ait du tempérament !
— Oh ! nom de Dieu ! m’écrié-je, ce qui est rare chez moi car je ne profane jamais le nom du Seigneur.
Note qu’il s’agit là d’une exclamation machinale à laquelle ne s’attache aucune intention blasphématoire ! Et Dieu le sait parfaitement.
Je cours jusqu’au 116 où le personnel, réveillé en hâte, éponge, évacue, collecte à grands seaux la flotte déclenchée par ce con de Sana.
Mon cœur principal bat jusque dans ma bouche. Cela me provoque un mal grisant. Je me sens emporté par une noire volupté.
Je saisis une chaise, l’amène près du lit et m’y juche, car je suis d’un tempérament très jucheur.
Ma tronche n’est pas à la hauteur du baldaquin qu’un claquement feutré retentit et qu’une balle entame ma pommette, au risque de me défigurer !
Dare-dare, je saute de la chaise et me mets à défourailler comac un dingue à travers le panneau peint du ciel de lit représentant un couple d’amoureux en costume Louis XV dans un parc. Ils sont assis sur un banc-nacelle et le garçon à perruque apprend à sa belle comment jouer de la flûte, avant de lui coller son pipeau dans la moniche.
L’arquebuse que je me trimbale est d’un calibre qui pratique des bouches d’aération grandes comac dans les soufflets d’un quidam.
Le gars planqué arrive au bord de son piédestal pour glavioter encore des bastos. Son visage est déformé par la haine et la souffrance : sûr que je l’ai touché ! Mais c’est le genre de bête fauve qui n’entend pas crever seul ! Lui faut de la compagnie sur la barque à Charon ! Il se laisse tomber du baldaquin et empoigne une femme de chambre maghrébine par les cheveux.
— Jette ton feu ou je la bute ! me lance-t-il.
Et moi je me dis qu’une fois désarmé, j’aurai droit à une série de prunes dans le magasin d’alimentation.
Une large tache s’étale sur ses fringues à l’endroit du bide et le raisin dégouline de sous son grimpant. Décidément, cette pièce est placée sous le signe de la fuite !
— Si tu tires, t’es mort ! intervient l’inspecteur Geoffroy Homiche debout dans l’encadrure de la lourde.
Le type lui colle une praline dans le cigare, aussi aisément que tu souffles la flamme d’une allumette après usage. Homiche choit en arrière, ce qui n’est jamais bon signe. Moi je ne puis dézinguer le bandit à cause de la brunette qui lui sert de bouclier.
C’est alors que j’aperçois (mais je m’efforce de ne pas mater dans cette direction pour ne pas attirer l’attention du blessé) mon brave commissaire Honnissoit qui surgit du 114.
Brusquement, il me revient qu’il a gagné le concours de tir des officiers de police, l’an passé : une belle coupe en acier détrempé que lui a remise le ministre de l’Intérieur en plus d’un discours.
Comprenant que mon adversaire va me potager la santé, je bondis sur le côté, c’est-à-dire derrière le panneau servant de pied de lit.
Les balles qui en consécutent font gueuler un valet portugais dans sa langue maternelle, laquelle, en d’autres circonstances, est assez mélodieuse.
Et puis d’autres détonations retentissent, à la voix différente des premières. Ça, c’est Honnissoit dans ses œuvres. Un bruit mat. Ne reste plus que des pleurs (ceux de la petite maghrébine) et des gémissements (ceux du valeton portugais). Je me relève. Le « baron perché » a la calebasse éclatée, une quetsche d’Ange l’ayant biché au creux de la nuque.
La femme de chambre est à la peine, et l’homme de peine va devoir garder la chambre !
Honnissoit bondit dans le couloir.
Il ne met pas longtemps à livrer son diagnostic :
— Geoffroy est mort ! annonce-t-il d’un ton étranglé qui pourrait être anglais !
Assise à terre, le dos au mur, la gentille Marie-Laure qui vient de vivre son baptême du feu, tient son minois dans ses mains et des larmes coulent entre ses doigts.
Sale temps pour les libellules !
On a étendu une couvrante sur le cadavre de l’inspecteur. Ses collègues, très pâles, ne parviennent pas à parler. Plus maître de soi, Honnissoit téléphone pour réclamer toubib, ambulances et services qualifiés.
Le patron du charmant Relais du Val Fleuri laisse éclater sa colère. Venir abattre des truands dans sa guitoune ! Faut bien être des enfoirés de poulets qui ne sont capables de s’exprimer que par la bouche d’un pistolet !
Je lui bondis sur le colback.
— C’est nous qui vous les avons amenés, ces truands, Sac à merde ? C’est de notre faute si votre pince-fesses est ouvert aux meurtriers de la pire espèce ? Regardez ici, l’un de nos plus brillants inspecteurs, plein de formidables états de service et d’enfants, qui commence à roidir. Je suis le directeur de la P.J. et je vais vous le faire boucler votre pince-fesses de merde !
Il part vomir aux cagoinsses les plus proches.
J’aide Marie-Laure à se relever. Elle a le regard ovale dans le sens de la hauteur.
— Je n’ai pas saisi ce qui vous a pris, tout à l’heure ? murmure-t-elle. Vous nous avez quittés en courant…
— Parce que j’ai eu une illumination, ma puce. Les paroles du commissaire ont « déchiré le voile », comme on dit dans les livres d’une qualité encore inférieure aux miens. Le timing qui ne cadrait pas. Et aussi autre chose…
— Quoi ?
— En entrant dans les chambres communicantes, après l’enfoncement de la porte du 114, j’ai vu, mais sans faire un sort à cette constatation sur l’instant, tellement j’étais pris par l’action, que le lit n’avait pas été défait. Conclusion : les deux hommes couchaient dans celui du 116. Alors quoi ? Des homos ? Ma pensée s’est élancée plus avant : et s’il s’agissait d’un couple tout ce qu’il y a d’orthodoxe d’homme et de femme ? La femme se déguisant en homme ? Le salaud que nous venons de neutraliser est un surdoué du crime. Non seulement il est d’une témérité absolue, mais en outre, il possède l’instinct qui avertit les types de sa trempe du danger.
« Il dormait avec sa dulcinée lorsque la “fuite d’eau” l’a réveillé. Bien trop diabolique pour couper dans la combine, il a jeté un regard par la fenêtre et aperçu nos hommes en faction. La vérité toute crue lui est apparue : ils étaient coincés. Je vais vous sortir une comparaison qui fera date : “des rats pris au piège !” ; beau, non ? Impossible de s’en tirer ? Pour lui, comme pour les ingénieux et vaillants Français que nous avons le bonheur d’être, le mot “impossible” n’existe pas. À tout berzingue, il a échafaudé ce scénar qu’on pourrait vendre très cher à un producteur si les producteurs avaient de l’argent au lieu de dettes.