Des débris humains, des bagages éventrés, des charpentes calcinées jonchaient le sol humide ou bien pendaient des arbres comme de macabres motifs pour sapin de Noël.
Tringlée-de-printemps oublia les reliefs humains pour collecter des nippes féminines dispersées par le crash. Alice au Pays des Merveilles ! Elle rassemblait à toute allure de la lingerie, des robes, des bustiers, avec des gloussements d’aise de naufrageur comblé.
Ce pillage rendait Condor-miro morose. Non qu’il fût animé de scrupules, mais ces choses tombées du ciel lui semblaient maléfiques et chargées de mauvais fluides.
Pendant que sa pie voleuse accumulait des hardes, il fit un tour complet de l’épave, enjambant des morceaux de cockpit. Il s’immobilisa devant une tête d’homme, sectionnée au ras du menton, et qui, étrangement, avait conservé sa casquette galonnée. Condor-miro hésita, mais la tentation fut trop forte : il retira la casquette de la tête et s’en coiffa.
Elle lui allait parfaitement.
Ils s’apprêtaient à rebrousser chemin, ployés par le poids de leur butin, lorsqu’ils perçurent un gémissement. La plainte provenait d’une zone inextricable faite de grosses lianes et de branchages enchevêtrés. Condor-miro dépêcha sa fillette dans un arbre-mirador et, bien vite, Tringlée-de-printemps annonça qu’une femme attachée à un fauteuil se trouvait suspendue dans un écheveau végétal.
— Comment est-elle ? s’informa Condor-miro.
— Elle a l’air jeune, répondit l’adolescente en pènàjouir moderne.
Ce fut, très probablement, ce qui incita l’Indien à tenter un sauvetage.
CHAPITRE II
RAINETTE : petite grenouille verte.
Je t’ai dit ? Maria, notre soubrette, a épousé un picador et elle est repartie dans ses Espagnes. À présent, elle habite Séville. Les dimanches, elle se met sur son trente et un et va regarder toréer son bonhomme dans les arènes andalouses. C’est le rôle ingrat de la corrida, picador. Quand le public voit le gros sac, sur son bourrin aveuglé et caparaçonné, enfoncer sa pique entre les épaules du taureau et que le sang gicle à gros bouillons, il se fait traiter de tout, le picador ! Boucher ! Cocu ! Salaud ! Et en espagnol, ce qui est beaucoup plus coloré ! La Maria, je sais pas si elle vibre en entendant la populace hurler contre son mec ? Peut-être que ça l’excite ? Ou alors c’est le pic à Julot qui lui détrempe le slip, va-t’en savoir avec les gerces !
Toujours est-il qu’elle est sortie de notre vie, la grande velue ! M’man a essayé une autre bonne : une Portugaise. Mais elle puait et faisait la gueule, qu’en général, pourtant, les Portugaises sont proprettes et souriantes ; on ne l’a pas gardée. Maintenant, on cherche. Si t’entends causer d’une bonne travailleuse d’humeur égale, on est preneurs, à Saint-Cloud. Tant pis si elle suce mal, l’option est facultative.
Les amours ancillaires, ça dépanne, mais c’est pas l’avenir. D’ailleurs, quel amour peut être considéré comme étant « l’avenir », avec tout qui passe, lasse, casse et vieillit !
Pour lui soulager un peu le ménage, ma Féloche, je la sors au restau, le plus possible. Au début, elle regimbait, because les frais, et puis elle s’est laissé faire ce que les cons appellent « une douce violence » et je crois bien qu’elle y prend goût.
Comme elle raffole des fruits de mer, ce soir, je l’embarque chez Marius et Jeanette ; la boîte de qualité, et de confiance. Chez eux, toutes les huîtres ont les yeux bleus. Le décor est de fête, le service agréable, les prix conformes.
Juste qu’on vient de s’installer à ma table élective (tout de suite à droite en entrant, le coin vitre), voilà Jean-Paul Belmondo qui se pointe, avec sa maman, lui aussi, et le yorkshire qui lui tient lieu de bras gauche. On se salue, plus un sourire complice biscotte cette franc-maçonnerie filiale qui nous unit. Deux durs qui aiment leurs vieilles mothers et qui les sortent, c’est attendrissant, non ?
Six grosses belons et deux oursins pour m’man, six clams et six marennes pour ma pomme. Une friture mixte pour les deux, ensuite. Ils ont un meursault de première qui te descend l’escalier sur la rampe, je te dis que ça ! On nous apporte, en lever de rideau, une fricassée de minuscules crevettes qui gigotaient dans une caissette cinq minutes plus tôt ! Le décor évoque la pêche au gros : des filets, des cannes à lancer, des leurres de toutes tailles et de toutes couleurs, un espadon des mers lointaines naturalisé (français) d’un noir bleuté. Tout ça sur fond de boiseries vernies.
Félicie est à la fête. Depuis que Toinet est en pension du côté de Chartres, elle respire. Il devenait infernal, le gueux, ramenant sans cesse au logis des julots du genre frelaté, avec des tignasses pas possibles et des fringues d’épouvantails au chômedu ! J’avais beau glapir, il n’en faisait qu’à sa tête, l’artiste. Son hérédité qu’en peut plus. Quand t’as pour vrais parents un couple criminel, faut t’attendre à des bavures. Son pensionnat est basé sur le sport. On les crève davantage dans la salle de gym que dans celle des maths. Équitation, tennis, natation. Le tout drivé par des moniteurs qui ont la mandale fastoche (c’est compris dans le prix de la pension).
Où l’orienterons-nous, l’Antoine bis, je me demande. M’man aussi se pose des angoisses à son sujet. Tu vois, mon sentiment profond, pas encore bien défini, est qu’il devrait essayer de faire carrière dans la gendarmerie ou les pompelards. Il y contracterait peut-être la vocation « corps d’élite ». Un pour tous, tous pour un ! Quelque chose de paramilitaire (voire de para tout court). Les mecs qui ont du jus et la bougeotte, t’as pas le moindre espoir d’en faire des intellos ou tout simplement des sédentaires. Ils doivent se dépenser coûte que coûte pour libérer leur trop-plein.
Je regarde m’man équarrir sa belon, porter ce gros glaviot à sa bouche après l’avoir aspergé de vinaigre à l’échalote. Ses gestes sont doux et lents, mesurés. L’image de la sérénité. Elle savoure tout : ma présence, sa belon, l’ambiance « vacancière » de l’endroit. T’as envie de lui faire plaisir, ma vieille, parce qu’elle apprécie bien comme il faut. Elle t’en donne pour ta tendresse.
Je me fais un clam gros comme un balancier d’horloge, craquant à souhait, quand la jolie brune du vestiaire s’approche de notre table.
— On vous demande au téléphone, monsieur le commissaire.
Elle n’ignore pas que j’ai été nommé directeur, mais ne peut s’empêcher de me donner mon ancien titre, comme le font encore beaucoup de gens.
Je me sens un tantisoit feinté car personne ne sait que je dîne chez Marius et Jeanette.
— Tu m’excuses, ma poule ?
Félicie me sourit indulgemment.
Dans la guitoune où se trouvent rassemblés les gogues, les lavabos et le turlu, le combiné m’attend, posé sur une pile d’annuaires.
— San-Antonio ! m’annoncé-je brièvement avec un poil de sévérité dans l’intonation, le côté : quel est l’enculé à sec qui me fait une blague ?
Une voix d’homme, basse et angoissée, murmure.
— Ils sont là, commissaire (tiens, lui aussi me refuse mon titre !).
— Qui êtes-vous ?
Mais la voix fait foin de cette interrogation et poursuit :
— Ils sont en train d’ouvrir ma porte. Ils vont me tuer ! Venez, vite, vite ! Je vous en supplie.
— Où êtes-vous ?
Je perçois un cri escamoté, puis une succession de petits chocs. L’appareil, lâché brusquement, se balance et heurte un obstacle. Indécis, j’émets quelques « Allô ! » dérisoires, puis la communication est coupée. On a raccroché.