Un immeuble récent, béton et verre, avec des balcons en quinconce et l’entourage des fenêtres peint en bleu. Ça ressemble confusément à un motel de ville. Au lieu de gardien d’immeuble, il y a un « office » qui sert de réception et que tient un homme d’une soixantaine d’années, aux cheveux gris ébouriffés, au nez pareil à une maquette de volcan sur Mars. Il porte un complet luisant d’usure, une chemise luisante de crasse et des lunettes qui, par contre, ne luisent pas car elles sont opacifiées par de la saleté accumulée.
Au vu des documents officiels que je lui montre, il consent à me conduire au studio 26. Celui-ci se compose d’une vaste pièce divisée en deux parties : côté chambre, côté living. Kitchenette américaine, en bois verni, minuscule salle de bains. L’homme aux lunettes sales me révèle que ce n’est pas la première fois que M. Hans Scheunburger a loué ce studio. Il y est déjà descendu à plusieurs reprises, depuis deux ans. Il retient à l’avance, par téléphone, et y descend soit seul, soit en compagnie d’un homme ou d’une femme. Le prix est élevé, mais il payait largement et sa présence n’entraînait pas le moindre désagrément.
La veille, « la dame » qui, au cours de ce dernier séjour, partageait son gîte, a dit qu’il avait dû se rendre à l’étranger précipitamment et qu’elle-même quittait le logement plus tôt que prévu. Elle a payé la totalité de la réservation et elle est partie, laissant une valise contenant les effets de Scheunburger, en affirmant que « quelqu’un » passerait la prendre incessamment.
— Où se trouve-t-elle ? demandé-je.
— Dans un débarras où nous entreposons différentes choses.
— Je vous serais reconnaissant de me la remettre.
— Il me faudrait une pièce qui…
— Naturellement, je vais vous établir un reçu, cher monsieur, sur une carte de la Police judiciaire.
— En ce cas…
Pendant que j’interroge le mec, Marie-Laure se livre à une inspection soignée des lieux, allant même jusqu’à se déplacer à quatre pattes sur la moquette grise. Elle me rappelle un épagneul que mon père a eu, jadis. L’animal était chiot et mon dabe le dressait à repérer des pistes, bien qu’il ne chassât pas. Pour cela, papa promenait une couenne de lard sur le sol, à travers la maison et le jardin, décrivant un itinéraire plein de méandres, de zigzags, de cercles et de « redéparts » qui rendait Dick jobastre.
Quand j’ai signé une décharge à M. Rambuteau, en échange d’une grosse valoche à soufflets, passablement râpée, je demande à ma jeune « auxiliaire bénévole » si elle est disposée à me suivre. Ayant recueilli une réponse affirmative, nous rejoignons la Grande Taule.
— J’ai l’impression que vous passez davantage de temps ici qu’à votre journal, dis-je à Marie-Laure.
— Rassurez-vous, ce n’est que provisoire, répond-elle.
Honnissoit est en « enquête », m’apprend l’inspecteur Herdanflack (d’origine flamande).
C’est donc en présence de Jérémie et de la môme Pontamousson que je fais sauter la serrure de valise. Je comprends que la complice de Scheunburger l’ait abandonnée à Paris. Outre des vêtements masculins (sport principalement), elle contient un revolver, deux pistolets, quatre boîtes de balles destinées à ces différentes armes, une échelle de corde en nylon, d’un volume peu encombrant, un talkie-walkie longue portée, un coffret d’aluminium logeant trois grenades et, pour couronner cet arsenal, si je puis dire, une trousse de médicaments (je qualifie à tout hasard de « médicaments » les fioles mystérieuses qu’elle rassemble). Il est évident que la terrible Elsa ne pouvait pas prendre l’avion lestée de ces ustensiles !
— Sais-tu où s’est rendu Honnissoit ? demandé-je à mon bras droit, lequel est d’un noir d’anthracite qui détonne avec mon bras gauche.
— Je crois savoir qu’on a retrouvé le chauffeur de taxi qui a conduit Elsa Braker à l’aéroport ; il est allé voir le bonhomme à son domicile.
— Cela ne servira plus à grand-chose puisque nous savons maintenant où elle logeait.
Je me sens plein d’incertitudes déstabilisantes. Trop de questions restent sans réponses. Qu’est-ce que la femme Braker a été foutre au Brésil ? Se mettre à l’abri ? Et toujours d’autres points d’interrogation qui reviennent sempiternellement à l’assaut de ma matière grise, tels que l’abandon du fusil qui représente une découverte si rare. Et puis une nouvelle question encore : puisque le couple possédait un refuge, dans les studios meublés du père Rambuteau, pourquoi est-il allé passer la nuit au Relais du Val Fleuri ?
Sortie d’amoureux dans un endroit « fait exprès pour » ? Des gens qui mènent une existence d’assassins sont-ils sensibles à ce genre d’escapade ?
Aujourd’hui, Marie-Laure porte un ensemble de daim roux (pantalon, veste ample) et un chemisier vert intense. Plutôt une tenue pour rousse, ça. Mais sa brunité s’en accommode tout de même très bien. Et puis d’ailleurs, la tenue qui lui sied le mieux, c’est nue avec juste sa médaille de première communion entre les nichebars.
Elle dit :
— L’affaire de l’hostellerie n’est sortie qu’hier soir aux infos de 20 heures et ce matin seulement dans la presse.
— Et alors ?
Elle me toise avec un rien d’insolence ; quand les jeunots font montre d’effronterie vis-à-vis d’un aîné, je prie le Seigneur pour qu’Il en fasse des nonagénaires ! Petits saligauds !
— Et alors, reprend Miss Rouletabille, Elsa Braker a pris l’avion hier en paraissant « être en deuil », selon la déclaration de l’employée d’Air France. Elle était visiblement sous le coup d’un grand chagrin. À première vue on pourrait croire que c’est la mort de son compagnon qui le provoquait, non ? Alors comment pouvait-elle pleurer un homme dont elle ignorait la mort ?
— Le fait de rester sans nouvelles de Scheunburger l’a amenée à cette conclusion ?
Mais Miss Sherlock est obstinée et se cramponne à ses déductions.
— O.K. : elle est sans nouvelles de son ami ; néanmoins, elle boucle sa valise et s’embarque pour le Brésil ! Vous trouvez que c’est là une réaction logique ?
Jérémie fait brusquement claquer ses doigts et nous quitte précipitamment.
— Où vas-tu, Blanchâtre ?
— Taper 36–15 quelque chose sur un cadran !
Il est sorti.
J’en profite pour m’approcher de la mère Pontamousson.
— Je te demande pardon pour ma rebuffade de naguère, murmuré-je. On vit bizarrement, nous les draupers.
Elle s’abstient de toute réaction. Bouderie ? Véritable et tenace rancune ? Je déteste qu’on me fasse la tronche, surtout lorsque j’ai tort.
— Je sais ce que votre ami est en train de faire, assure-t-elle.
Non : elle rancunait pas mais réfléchissait seulement.
— Et que fait-il ?
— Il se met en relation avec le service des réservations d’Air France pour savoir si Elsa Braker est partie brusquement, en prenant un billet à l’aéroport, ou bien si sa place avait été retenue préalablement sur le vol de la Varig.
— Peut-être bien, ma jolie sorcière.
Je mets mes mains en cloche pour en coiffer ses adorables seins.
— Tu as apprécié, nous deux ?
— Moins que vous ne le pensez avec votre belle autosatisfaction de mâle.
— Tu paraissais pourtant aimer ça.
— Si c’est l’amour que vous appelez « ça », oui, j’aime « ça ».
— En somme, tu as aimé l’amour, mais pas tellement le partenaire ?
— Juste.
— Je croyais pourtant…
— Bien sûr que vous croyiez, du moment que vous vous considérez comme le coup du siècle !
— Tu es vache !
— Franche.