— C’était une terrible, non ? diagnostique son camarade à la peau de baleine.
— La femelle en rut dans toute sa splendeur ! acquiescé-je.
— En somme, elle offrait un numéro hard au colon ?
— Qui te dit qu’elle « l’offrait », mon beau Diamant noir ? Tu sais, des petites-bourgeoises qui arrondissent leurs fins de mois en ayant des complaisances envers des vieux schpountz, ça date de longtemps. Dans Maupassant, elles fourmillent.
— Donc, elle aurait accepté que la cloison soit percée pour, quand il le demandait, faire des cochonneries devant le vieux mateur ?
— Je le crois.
— Elle se savait photographiée ?
— Bonne question, mais à laquelle il m’est impossible de répondre.
Je nous sers deux bloodies-mary. On se les gurgite, assis face à face dans des fauteuils de cuir.
— J’ai les crocs, annoncé-je. Je ne me souviens plus de quand date mon dernier repas. Tu viens bouffer à la maison ? Je téléphonerai à m’man de nous préparer un frichti qui sorte de l’ordinaire. Que penserais-tu d’une omelette aux morilles pour commencer ? Avec un petit cahors très fruité ? On lui laisserait le champ libre pour le plat de résistance ?
— Si tu veux, accepte d’emblée mon ami.
Il sourit.
— Curieux cette place que la bouffe tient dans votre existence, les Blanchâtres.
— Celle qu’elle mérite, mon vieil oniromancien ! Nous mangeons trois fois par jour, et cette répétition constante nous entraîne, nous, gens civilisés, à varier la chose pour lui garder son attrait. Vous autres, ci-devant cannibales, n’avez que le souci de vous remplir la panse avec n’importe quoi : manioc ou cul d’éléphant !
— Si nous disposions d’Hediard et de Fauchon, nos goûts seraient certes plus développés, mais dans des régions où l’appétit n’a pour répondant que la famine, il en va autrement, riposte M. Blanc. Mon grand-père paternel a mangé un missionnaire. Manque de bol, il était coriace car c’était un évangéliste protestant !
Au moment où je décroche mon biniou pour alerter Félicie, Honnissoit et Pinaud reviennent de leur expédition.
Ils ont plein d’autosatisfaction dans la prunelle, ce qui laisse présager du positif.
— Affaire rondement menée ! déclare le commissaire.
Fair-play, il ajoute en montrant César :
— Ce type a davantage de jugeote que tout le restant des effectifs que comporte cette honorable maison. Savez-vous ce qu’il a fait, pendant que nous mettions les gens de l’hôtel sur le gril ? Il s’est fait remettre la liste des réservations pour le jour où le couple d’assassins se trouvait à l’hostellerie. Ensuite, il a téléphoné chez Marius et Jeanette et s’est fait lire les réservations qu’ils ont prises le soir des meurtres d’en face. Tenez-vous bien, monsieur le directeur…
— Un même nom se trouvait sur les deux listes ? intervient Jérémie.
Honnissoit se retient de le traiter de salaud pour lui avoir carbonisé son effet, mais ses yeux sont chargés des pires maléfices.
— Exact ! jette-t-il, comme on recrache une esquille d’os de lapin provenant d’un civet.
— Mieux encore ! fait Pinaud, sûr de son effet.
— Le type en question se trouvait en compagnie du professeur Raspek ? deviné-je, ce qui achève de déconviendre les arrivants.
— Oui, piteuse le Fossilisé.
Je tends la main, chef mendiant souverain, sûr de l’obole qu’il attend.
C’est Honnissoit qui sort une feuille de carnet et me la présente.
Séminal Tabriz.
— C’est tout ? demandé-je.
Pincé, le commissaire grommelle :
— Dites, ça vient de sortir, c’est tout chaud, il faut mettre ça dans l’ordinateur.
— Eh bien ! mettez, mon bon, et poussez les feux, ça urge !
CHAPITRE XV
ÉCHAFAUDER : élaborer en combinant des éléments souvent compliqués.
C’est une vaste galerie de tapis, dans le quartier de la gare de l’Est. Pas pimpante du tout. Trois vitrines aux verres farineux. Façade dépeinte, dans les ton brun caca, où les chiens de l’arrondissement viennent à tour de rôle marquer leur territoire. Une large enseigne annonce en caractères tire-bouchonnés, pour faire oriental : « Au Palais du Tapis ».
On entre, Blanc, Béru et moi, et dedans ça pue le suint, les tapis accumulés, l’antimite. L’endroit est mal éclairé. Des quantités monstrueuses de tapis sont entassés sur le sol ou accrochés contre les murs. Il en pend aussi du plafond, depuis des tringles de bois. Les Mille et Une Nuits pour souks et méchouis !
Un employé « de là-bas », vêtu d’un beau complet beige à rayures blanches s’avance vers nous, déférent.
— Nous aimerions parler à M. Tabriz, dis-je-t-il. Pour une affaire commerciale importante.
— De la part de qui ?
Jérémie déclare, avec une belle péremptoirité :
— Brakmar El Smoul, de Bagdad.
Un Noir, en l’eau cul rance (je ne peux pas m’en empêcher), lorsqu’il est bien saboulé, qu’il porte des lunettes teintées cerclées d’or, est pris au sérieux. L’homme au beau costard à rayures blanches disparaît dans des profondeurs poussiéreuses et obscures.
Il revient, peu après, escortant un type chauvissant, dont les ultimes cheveux gominés à mort lui composent une espèce de casque noir arachnéen. L’arrivant a, chose étrange, des sourcils complètement blancs, très fournis, le teint bronze, le nez fort, agrémenté d’une cicatrice probablement due à un barbier maladroit, des dents éblouissantes. Il porte une gandoura de soie noire à broderies d’or et d’argent par-dessus une chemise blanche et un pantalon européen gris à rayures.
— Bonjour, messieurs. Vous désirez me voir, m’a-t-on dit ?
Il parle un français tourterelle, roucoulant et légèrement zozoteur.
Je décide de prendre la nationale et d’oublier les quatre chemins. Lui tends ma carte.
De visite.
Sur laquelle on a gravé en caractères élégants, agréables au toucher : Directeur de la Police Judiciaire.
Il en prend connaissance, m’adresse une courbette de cérémonie.
— Très honoré, fait-il en me la rendant.
Je la renfouille ; au prix où est l’impression de classe, on ne peut plus se permettre de gaspiller ou de noter des adresses de putes au dos.
Il nous regarde brièvement, nos expressions closes le déconcertent un peu.
— Voulez-vous qu’on aille dans mon bureau ? propose M. Séminal Tabriz.
— C’est faisable, admets-je.
Cheminement à travers un stock invraisemblable de tapis, certains sont d’Orient, d’autres désorientés ; il y a également du chinois, vachetement lourdingue et même du nordaf à l’odeur du bouc en rut. Ça devient de plus en plus obscur, à croire que le sultan de ce palais du tapis économise dur dur sur la fée lumière. Mais comme on distingue le jour au bout d’un tunnel, un halo de clarté nous attire tels des papillons, tout là-bas.
Notre caravane s’en approche. Et un chamelier sort silencieusement du dark avec un plateau de cuivre ciselé soutenant de minuscules verres enrichis de dorures et une aiguière-samovar contenant du thé à la menthe.
Le bureau de Séminal Tabriz est un vaste aquarium rectangulaire où se trouvent rassemblés des vitrines contenant de petits tapis de prière, anciens et en soie, des sièges bas, ouvragés dégueulades, d’où l’on doit avoir un mal de spéléologue à s’arracher quand on a commis l’imprudence de s’y asseoir.
Et justement, le marchand nous propose d’y déposer nos armoires à deux portes. Béru accepte, s’agenouille en ahanant dans un premier mouvement, puis pivote pour porter sa rampe de lancement sur l’un des sièges.