Bien sûr, il a choisi le plus frêle. Cela produit un bruit identique à celui que font deux noix écrasées au creux d’une main bûcheronne. Le fauteuil étant bas, Béru ne subit qu’une maigre secousse et remet à plus tard de regarder les dégâts.
Excepté les nombreux fauteuils, il existe dans la pièce, peut-être pour justifier sa qualification de bureau, une table mazarine, noire avec des incrustations de nacre. Un sous-main en cuir de Cordoue sur lequel Tabriz traite des affaires en sous-main, sert de capiton au cul policier que j’y dépose.
M. Blanc reste debout pour admirer les tapis de soie ; il les effleure de ses longs doigts de pianiste de jazz.
— De toute beauté ! assure-t-il.
— Merci, fait Tabriz. Puis-je vous renouveler ma question, monsieur le directeur, que désirez-vous ?
— Je vous fais remarquer que vous ne l’aviez pas encore posée, riposté-je ; mais je suppose que vous la pensez très fort. Il s’agit là d’un phénomène subconscient qui translationne nos pensées intimes et nous les fait extérioriser.
Il caresse la croûte de sa chevelure ; on dirait également une carapace d’insecte écœurant.
— Cela est possible, fait-il de sa voix de miel coulant pour pâtisserie turque.
Il ajoute avec un air de faux jeton :
— Il n’empêche que j’aimerais avoir une réponse.
— Ma réponse est une question, retourné-je. Connaissez-vous le professeur Anton Raspek ?
Son gros sourcil droit remonte de deux centimètres par rapport à son coéquipier de gauche.
Je lis sur sa physionomie une hésitation qui se limite à quelques fractions de seconde.
— En effet ; quelle curieuse demande !
— Pourquoi ?
— Eh bien parce que je viens d’apprendre son décès.
Son esclave à la théière à col de cygne verse de la pisse d’âne brûlante dans les petits godets. Quand quatre verres sont servis, il commence la distribution.
Jérémie en prend un, moi z’aussi (comme dit Mme Remuduc, qui tient la graineterie sur la place Jean-Moulin).
Quand on penche le plateau vers Sa Majesté, il bougonne :
— Non, mon pote : jamais d’eau chaude pendant les r’pas, et surtout pas z’entr’. Par cont’, si t’aurerais un coin d’raide, j’m’lais’rais faire une douche volante[15].
Le serviteur muet, qui ne comprend que sa langue natale, n’enregistre que le refus, lisible sur la trogne du Gros, et fait l’impasse en ce qui le concerne.
— Puis-je vous poser différentes questions au sujet du professeur ? reprends-je avec ma pugnacité incoercible.
— Je suppose que vous êtes ici pour cela ? répond Tabriz (de mai) avec un beau sourire… de marchand de tapis.
— Quelles étaient la nature de vos relations avec Raspek ?
— Purement amicales. Nous nous sommes connus à Damas.
— Et vous avez fait un bout de chemin ensemble ? dis-je pour ma seule satisfaction, car il est fréquent que je me livre à des solos d’humour, manière de m’entretenir l’esprit.
— Je vous demande pardon ?
— C’est moi, éludé-je. Que faisait Raspek en Syrie ?
— Je ne sais plus s’il s’agissait d’un voyage d’étude ou d’agrément. J’avais à l’époque un grand magasin dans les souks. Il voyageait avec sa femme. Il est entré pour marchander un tapis de prière vieux d’un siècle. Nous avons parlé, j’ai pris un tel plaisir à sa conversation que j’ai offert le tapis à son épouse.
— Vous êtes fastueux, monsieur Tabriz.
— Rarement, mais j’ai pour habitude d’accomplir une largesse au moins une fois dans l’année. Je dois dire que j’admire profondément les scientifiques. Il ont souvent beaucoup de génie et peu d’argent. Depuis lors nous entretenions des relations qui m’honoraient.
— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
— La veille de sa mort, il m’a emmené dîner dans un excellent restaurant de poissons de l’avenue Montaigne ou George-V, je n’ai guère fait attention.
— C’est lui qui vous traitait ?
— Il avait insisté ; depuis son prix Nobel, sa situation financière était devenue beaucoup plus confortable.
— L’annonce de son décès vous a surpris ?
— Surpris et surtout bouleversé.
— Il vous parlait de ses travaux ?
— Grand Dieu non ! Ce genre d’homme livre son cœur mais pas son cerveau !
— Le nom de Hans Scheunburger vous dit quelque chose ?
Paf ! Au détour du bla-bla sur Raspek, je lui fais une passe brutale sur Scheunburger ; attrape ça dans les gencives, mon vieux Séminal. L’homme reste un pas vite (comme dit Bérurier). Pourtant, dans son œil, le cristallin devient rectangulaire, comme chez les chèvres ou les chats.
— Répétez-moi ça ? demande-t-il.
Je.
Il exécute une moue négative.
— Je n’ai jamais entendu parler de cette personne.
— Et de Frau Elsa Braker ?
— Pas davantage.
Devant mon silence, il pousse l’innocence jusqu’à murmurer :
— Je devrais les connaître ?
— Vous avez dîné, l’autre soir, au Relais-château du Val Fleuri, crois-je savoir ?
— Effectivement.
— Ce couple s’y trouvait.
Il a un rire frileux.
— Il s’en trouvait beaucoup d’autres.
— Hans et Elsa suivent décidément un même cheminement que vous car ils étaient dans l’immeuble qui fait face au restaurant où vous avez dîné avec Raspek, au même moment ! Hasard ?
— Sans aucun doute puisque je ne connais pas ces gens.
Ferme sur ses positions, le Tabriz. Volonté de fer. Je sens le sol se dérober. Ce n’est pas un délit de dîner en compagnie d’un savant, la veille de sa mort ; pas davantage que de se trouver dans une hostellerie au même moment qu’un couple criminel. Nous ne possédons aucun témoignage de gens assurant avoir vu Séminal Tabriz en conversation avec l’un ou l’autre des deux bandits au Val Fleuri. Nous ne disposons que de deux coïncidences : ils se trouvaient très proches les uns de l’autre, primo avenue George-V, secundo à l’auberge. Quel jury mordrait dans cette tarte aux poils ?
Mon indécision se voit comme le pont du Rialto au milieu de Venise. L’autre en jubile jusqu’au terminus de son rectum.
Et c’est alors que l’Afrique noire vient au secours de l’Europe occidentale.
— Tu permets ? me fait l’Othello de service.
Indécis, j’accepte d’une hochure de tronche.
Jérémie reprend :
— Mon avis est qu’il est préférable de jouer cartes sur table avec M. Tabriz ; ce n’est pas un « client » ordinaire.
— Client ! s’exclame le marchand de tapis. Pourquoi ce mot ?
— Simple terme de métier, répond Mister White. Nous appelons ainsi les suspects qui se trouvent dans notre collimateur.
Lala, il se mouille vilain, l’ami ! Comment qu’il secoue le cocotier ; il va pleuvoir des bosses et des plaies avant lurette !
— Mais, monsieur ! bondit Tabriz, je ne vous permettrai pas de…
— Mollo, le melon ! fait gentiment Béru, tu n’vas pas nous prend’ tes nerfes au moment qu’ça d’vient intéressant.
En bon chien de garde, il aboie dès qu’un maître élève la voix, sort ses crocs, caresse ses superbes poings que ferment habituellement la rogne et le sommeil[16].
— C’est un scandale ! crie le gnaf, sans parvenir pour autant à ressembler à François Marchais.
— Avec trois lettres, j’éclaire votre lanterne, reprend l’éminent M. Blanc, creusant plus encore l’abîme de perplexité qui me flanque le tournis.