CHAPITRE XVII
IMPLUVIUM : dans l’atrium des maisons romaines, bassin situé sous l’ouverture du toit où étaient recueillies les eaux de pluie.
Le grand bivouac dans mon burlingue. Le commandant demeure sur la dunette par gros temps. J’ai réuni pour un pique-nique : Honnissoit, Jérémie, Béru et la petite Marie-Laure à qui nous devons la vie. Foin du repas félicien que je projetais à la maison. Il ne faut pas quitter pied d’œuvre ! Tout ce qui est flic dans la capitale se trouve mobilisé. Une nuée d’inspecteurs ont investi le Palais du Tapis, ainsi que le quartier. On a appris que cinq ou six hommes se sont entassés dans la Ford Fiesta garée devant la galerie. Une heure plus tard, on a retrouvé le véhicule près du métro Hôtel-de-Ville.
Les fuyards ont continué leur cavale grâce à la R.A.T.P. Une vingtaine de perdreaux sont à leurs chausses. On sait déjà qu’ils se sont séparés car un préposé du métro a vu l’un des gars au pistolet-mitrailleur sauter un portillon. Ce faisant, ce con a perdu son arme et ne s’est même pas arrêté pour la ramasser tant il tenait à ne pas rater la rame.
Ont-ils des solutions de repli ? Peut-être que oui, et peut-être que non.
C’est Marie-Laure qui, en vraie petite femme — exceptionnellement — d’intérieur s’occupe du service. Le menu est frugal : un bloc de foie gras, du poulet à l’estragon en gelée, un brie de Meaux et des petits gâteaux. La môme s’est chargée des emplettes. Elle n’a commis qu’un seul galoup : elle a acheté uniquement du vin blanc, ce qui fait maugréer Bibendum : un alsace peu charitable et qui n’éblouit pas tes muqueuses.
Nous sommes aux prises avec un pilon de poultok quand la nouvelle tombe, sèche et belle :
Tabriz a été repéré ! Il serait entré dans un cinéma des Champs-Elysées : le Mazarin, où l’on projette « Bordure fatale », avec Michaël Chybre. L’ami Bobol qui a encore joué pour nous. L’officier de police Kulmasseur (Jean), qui avait terminé son service, venait chercher son épouse au Mazarin et stationnait en double file en attendant la fin de la séance en cours. Il venait de voir la fiche de recherche concernant Séminal Tabriz et a cru rêver en l’apercevant dans la queue d’attente canalisée par des chicanes. Il a illico donné l’alerte depuis sa tire. Les adjoints d’Honnissoit ont pris toutes dispositions pour faire bloquer les issues de la salle. Ils attendent leur chef.
Ange bondit, la bouche pleine, ce qui n’est pas poli, mais est excusable compte tenu des circonstances.
— Je vous accompagne ! lancé-je. Ce mec, j’en fais une affaire perso. Tu viens, Boule-de-neige ?
— J’ai mieux à branler, retourne le Négus en poursuivant son repas.
— J’ fais un sort au brie et j’ vous rejoigne p’t-êt’, dit Bérurier. Coulant comme le v’là, il passererait pas la journée ! Ces frometons à pâte grasse, c’est pis qu’ des poires : avant l’heure c’est trop tôt, après l’heure c’est trop tard !
Quant à Marie-Laure, elle ne moufte pas, mais me suit.
Dans la tire, je m’installe derrière, à son côté.
— Je te dois ma vie, lui répété-je.
Tu sais quoi ? Tu me promets de pas chialer, hein ?
— Non, rectifie la délicieuse : je me dois ta vie.
Et d’ajouter dans un souffle qui me chatouille les poils d’avant tympan :
— Je t’aime.
Pour confirmer, sa main délicate s’insinue dans mon bénouze et me caresse le lance-poupons.
Sur l’écran large, tu vois Michaël Chybre, nu comme un ver d’Albert Samain (il n’a gardé que sa gourmette), en train de monter en danseuse Éléonore Pigeon, si tellement rousse que sa toison pubienne ressemble à la flamme d’une lampe à souder. Derrière la porte vitrée isolant la salle du hall, Honnissoit cause dans son talkie-walkie.
Il fait l’appel de ses hommes prêts à l’action :
— Derborance ?
— En place !
— Regain ?
— En place.
— Germinal.
— En place.
— Mangeclous ?
— En place.
— Léviathan ?
— En place.
— Clérambard ?
— En place.
— Godot ?
Personne ne répond.
— On ne va pas l’attendre, tranche Honnissoit. Là-dessus, nous nous rendons dans la cabine du projectionniste. Lui montrons nos cartes.
— Vous avez un micro permettant de s’adresser à la salle ? demande Ange.
— Ici, monsieur le commissaire.
— O.K. ! Branchez-le, stoppez le film et allumez la salle.
Le technicien souscrit rapidement à ces trois exigences.
Honnissoit se penche sur le micro fixe :
— Nous prions les spectateurs d’excuser cette interruption du programme, déclare mon subordonné ; elle sera brève. Nous prions l’un d’eux, monsieur Séminal Tabriz, de quitter sa place et de se diriger vers la caisse en gardant ses deux mains derrière la tête.
L’annonce provoque un murmure de stupeur mâtiné (et soirée) de crainte dans l’assistance. Depuis le rectangle vitré qui donne sur la salle, nous assistons à un début de peur collective, les gens réalisant qu’il s’agit d’une traque à l’homme.
— J’y vais ! décidé-je. Restez à votre mirador, Ange.
De débouler parmi le public. Je marche jusqu’au bas de l’écran et affronte les spectateurs, essayant de détecter le marchand de tapis dans cette foule anonyme.
— À quoi bon vous obstiner, Tabriz ? je lance d’un ton pour Britannicus à la Comédie-Française. La salle est investie, la moindre issue gardée ; toute tentative désespérée de votre part serait vouée à l’échec.
Rien ne bougeant, je décide de me mettre à examiner tous les présents, l’un après l’autre. Je me paie le premier rang, ensuite le deuxième. Je me trouve au milieu du troisième quand une femme pousse un cri hystéro de l’autre côté de la travée médiane.
Je m’y précipite. À son côté, il y a un homme affaissé sur son siège et agité de tremblements aussi cons que vulsifs. Tabriz vient de se shooter dans la marge avec une capsule de cyanure.
Il a trouvé une solution que nous n’avions pas prévue pour nous filer entre les doigts. C’est cela, somme toute, la grande évasion. Elle vous a une certaine gueule.
Comme la dame qui se trouvait assise près de lui continue de bieurler aux petits pois, je la calme d’un péremptoire :
— Oh ! taisez-vous ! Il ne risque pas de vous faire du mal : il est mort !
Pour lors, ça lui sectionne le circuit égosilleur et elle reste sur son fauteuil de peluche, à se masser le goitre, tandis que son bonhomme, un sac à merde plus mahousse qu’elle, bredouille des « Allons, Chouchou, ressaisis-toi » qui feraient marrer un type assis sur une fourmilière.
Nos braves inspecteurs évacuent le cadavre avant l’arrivée de Police-Secours et le déposent dans le renfoncement, près des chiottes, tandis que la séance reprend.
Sur l’écran large, Michaël Chybre bouffe à présent la chatte d’Éléonore Pigeon et ses grosses balloches sonnent l’angélus à toute volée. La vie continue, simple et ardente.
Je retrouve Jérémie Blanc, escorté de Béru, à l’atelier-garage de la Rousse. Ils sont sur la BMW du couple assassin et, assistés de deux mécanos qualifiés, désossent la tire avec cette application qu’apportaient à la même besogne les poulets antidrogue de French connection.
— En somme, demandé-je au nègre Blanc, vous cherchez quoi ?
Il est en sueur, porte des gants de caoutchouc rose faits pour clapoter dans du Mir vaisselle et son expression est teigneuse, alors qu’elle dégage ordinairement la joie d’être.