Elle (en anglais : She).
— Maintenant, déclare Mathias lorsque j’ai en main l’instrument, regarde les tours de Notre-Dame.
— Voilà.
— Tu les as réglées à ta vue ?
— Affirmatif !
— Tu vois les pigeons qui font la roue, tout là-haut ?
— Très bien.
— Bon ! Ne lâche pas tes jumelles.
Un bref instant de visée et environ une minute plus tard les oiseaux tombent raides morts.
— Le machin que tu as déniché est un amplificateur d’intensité destiné à ce fusil ; j’estime que, grâce à lui, on doit pouvoir neutraliser une cible située à plusieurs kilomètres !
— Putain !
— N’est-ce pas ? triomphe le colombocide. Te rends-tu compte de l’importance d’une pareille découverte ? La mort à longue distance, sans bruit et sans laisser de trace !
— Comment expliques-tu que cet amplificateur ait été dissocié de l’arme initiale ?
— Il n’a pas été dissocié, mais « ajouté ». Cet élément a été inventé « après ».
— Qu’est-ce qui l’indique ?
— La rainure où on le loge.
Il rouvre la chambre de « rayonnement », sort le cylindre et passe un doigt dans la gorge chargée de le recevoir.
— Vois comme cette partie est brillante ! On l’a creusée récemment.
— Bravo, Mister Sherlock !
Je manipule l’ampli. Un stylo, te répété-je. Pourquoi diantre le planquer sous la jauge à huile ? À quoi rimait cet excès de précautions pour le transmettre à Tabriz ? Doucettement, j’en arrive à croire que ces braves gens n’avaient pas les coudées franches. Tout indique qu’ils étaient traqués et agissaient avec circonspection. Ainsi, s’ils ont choisi la voisine du colon pour complice, en la faisant chanter grâce aux photos libertines prises par l’ancien officier, c’est parce que d’autres mecs les talonnaient. Ils ont demandé à la belle Nathalie de planquer un « quelque chose » (toujours lui !) qui risquait de leur être chouravé. Question de minutes ! Et avant de s’embarquer pour le Brésil, Elsa Braker est allée récupérer son bien. Elle a supprimé le couple afin de s’assurer de son silence !
Il existe des gens pour qui, en faire mourir d’autres ne pose aucun cas de conscience.
De quoi s’agissait-il ? Une autre découverte du professeur Raspek ?
— Beurre-toi bien le fion, Rouillé ! lui recommandé-je en le quittant.
Avant de franchir le seuil du labo je me retourne.
Le sagouin a déjà sa dextre dans la culotte de sa nièce et assistante. Il est en manque, biscotte son séjour à l’hosto. Je te parie une poignée de févettes qu’il va lui demander de fermer la lourde à clé et la tirer sur le plateau de marbre de sa table de travail. Pourvu qu’il ne lui plante pas un chiare, le lauréat du Prix Cognacq ! Ils sont tellement cons, ces génies !
Honnissoit est en converse avec Pinaud et Bérurier. Il s’épanouit en me voyant entrer.
— Ah ! justement, j’ai cherché à vous joindre, monsieur le directeur. Nous avons trouvé ceci dans les effets de Tabriz.
Il me tend une feuille de carnet détachée à la va-vite et sur laquelle est écrit, griffonné plutôt :
On voit que le morceau de papier a été plié menu.
— Cela se trouvait dans le capuchon de son stylo, explique mon confrère. Manaus se trouve au Brésil, n’est-ce pas ? Vous ne pensez pas qu’il s’agit de l’adresse de la mère Elsa, là-bas ?
— Très probable.
— Je viens de mettre en branle une enquête très large sur ce drôle de marchand de tapis : les R.G. sont dans le coup.
— Parfait.
— L’un de ses body-guards va être serré d’une minute à l’autre : on a repéré le petit hôtel de Courbevoie où il se terre. Je compte bien lui arracher un maximum de « confidences ».
— Tu peuves compter sur moi, Angelot, affirme Béru ; c’est rare qu’mes questions restassent sans réponse quand t’est-ce j’m’occupe d’un malfrat !
Pinaud accomplit un geste rarissime : il jette sa clope éventrée et sort son paquet de cousues pour en confectionner une nouvelle. Séquence passionnante de l’embrasement. Son briquet rapporté par son dabe de la 14–18, carbonise la moitié de sa sèche d’un seul coup de molette.
— Et pendant ce temps, la dame Elsa fait la fiesta au Brésil, dit le doux Bélier bêlant. Et on ne saura jamais ce qu’elle a emporté à Manaus !
Honnissoit branle le chef.
— Qu’y pouvons-nous, mon cher Pinaud ?
L’Ancêtre tire sur un long poil gris qui, sortant de sa narine droite, a échappé à son lance-flammes.
— Antoine, murmure-t-il, ça te dirait si nous allions, Béru, toi et moi, faire un petit tour à Manaus ? Je viens d’avoir une forte rentrée de fonds des États-Unis[17] et je vous offre bien volontiers le voyage.
— C’est toujours toi qui rinces, dans ces cas-là ! protesté-je. Cela fait au moins trois ou quatre grands voyages que tu nous organises à tes frais.
— Et alors ? bougonne le Grumeleux ; puisque ça me fait plaisir. Que veux-tu que je fasse de mon argent ? Je n’ai pas d’enfants. Mon épouse, outre un luxueux appartement, possède trois manteaux de fourrure, une voiture sport et deux amants. On ne placera pas mes royalties dans mon cercueil, tu sais !
— T’es un vrai pote, balbutie Bérurier. Au Brésil, j’vas me remplir de bidoche et d’petits z’haricots rouges.
L’imaginaire jouant son rôle, il pré-pète longuement, en accompagnant son vent de trilles mutines et de modulations distinguées.
CHAPITRE XIX
STOP : panneau de signalisation intimant l’ordre de s’arrêter.
Nous sommes dans la salle d’embarquement quand nous la voyons surviendre. Elle porte un imperméable bleu phospho à boutons d’or de chez Moschino ; elle a un sac Vuitton, également bleu, en bandoulière (forme besace : jadis, c’étaient les trimardeurs ou les mendigots qui en portaient une) et un fourre-tout de voyage assez modeste de taille pour qu’elle puisse le faire admettre comme bagage accompagné. Jolie « à croquer », dirait ma Félicie. Le fait est que je la croquerais volontiers !
Sa survenance nous époustoufle, mes deux compères et moi. Elle vient à nous en souriant.
— Ça consiste en quoi ? je lui questionne.
— Ça consiste en une pugnacité rare, pouffe Marie-Laure. J’ai convaincu mon rédac-chef de me débloquer le prix d’un voyage au Brésil ; mes récentes prestations l’ont incité à accepter et me voilà !
Elle nous dévisage alternativement.
— Ma présence ne semble guère vous combler d’aise ?
— C’est la surprise, dit Pinaud. Nous nous attendions si peu à vous voir surgir, comme un charmant diablotin !
— Vieux nœud ! ricane Béru, tu n’ pourrerais pas t’esprimer comme tout l’ monde ! Faut toujours qu’y va faire des phrases cis’lées d’vant les gonzesses. Notez qu’il a plus qu’ la menteuse pour les régaler, av’c sa pauv’ bistounette qui ressemb’ à un vieux god’miché déglingué !
Il vient de faire l’emplette, au duty free, d’une boutanche de Ricard qu’il a déboulonnée séance tenante et au goulot de laquelle il tute comme à celui d’une bouteille de bière. Pour justifier ces vigoureuses libations, il argue d’une andouillette consommée au déjeuner alors qu’elle avait dépassé le seuil de tolérance du comestible et faisait bien davantage que de se parer du goût de merde préconisé par le bon Édouard Herriot.
17
Pour mémoire, rappelons que César Pinaud a fait fortune sur le tard grâce à un contrat qui le lie à un fabricant américain de produits de toilette. Il a eu l’idée géniale d’agrandir l’orifice des flacons d’aftershave, ce qui a accru de plus d’un tiers la consommation.