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Un instant interloqués par sa capacité à engloutir, beaucoup à la fois et rapidement, nous différons le moment de raconter la mort tragique d’Elsa Braker à ces compagnons émérites.

Nous regardons disparaître le monticule de viande presque non mâchée. Un être doté d’une pareille voracité a quelque chose d’inatteignable. Ayant becté la bidoche, puis craqué les os, « il boit » pratiquement les haricots à même le plat, les considérant comme liquides après avoir ingéré des viandes si compactes.

Je crois déjà entendre le récital de l’artiste à l’heure de vérité des digestions laborieuses.

— Ça baigne ? parvient-il à proférer.

— Non : ça flotte !

Et je leur sors le sale coup dont nous sommes victimes.

— En bref, récapitulé-je, on rentre dans nos bercails.

— Dommage, se lamente Alexandre-Benoît ; la tortore d’ici est de mansuétude 5 sur l’échelle des riches terres !

César sirote une goulée de son breuvage.

— Je ne vois pas ce qui motive un retour précipité, assure le Bêlant.

— Et le combat cessa faute de combattants ! objecté-je.

Il sourit rond autour de son chalumeau.

— Exit la cavalière Elsa, mais il reste son correspondant de Manaus, mes amis, déclare cet être pertinent. Puisque nous avons pris la peine de venir au Brésil, allons au moins lui rendre visite !

« C’était bien dit à lui, j’approuve sa prudence », comme l’écrivait ce grand lâche de Jean de La Fontaine qui utilisait des animaux pour dire aux nantis ce qu’il avait sur la patate.

Sa motion est votée à l’unanimité des quatre membres en séance.

En route pour la capitale de l’Amazonas !

CHAPITRE XX

OBJECTIF : but à atteindre.

La rua Santa Chiasse est une artère très brève qui décrit un arc de cercle dans un coin plutôt résidentiel de Manaus. Par résidentiel, j’entends qu’il est habité en majorité par des Blancs et qu’il y a des jardins fleuris et des maisons fraîchement peintes. Ça sent le jasmin, l’une des odeurs de base de la parfumerie.

En déboulant de l’aéroport, je me suis précipité dans le bureau postal pour réclamer les noms des gens habitant cette voie bourgeoiso-équatoriale. Un annuaire à la mise à jour évasive me fournit vingt-huit blases qui, tous, sont à consonance ibérique. J’ai beau m’énucléer sur ma liste, aucun d’eux n’a pour initiales H.R. Certains comportent des « H », d’autres des « R », mais que tchi pour les deux lettres à la fois !

— Nous v’là gros cons comme devons, résume Béru, avec son sens du raccourci inimitable (heureusement).

On a frété un tacot jaune à bandes vertes qui ressemble à une grosse banane pas mûre et nous voici à l’orée de la rua, perplexes et transpirants.

— Si j’ boirerais pas quéqu’ chose d’humide dans les cinq broquilles, j’ meurs ! lamente Gradube.

Il a beau frimer les alentours, aucun bar n’égaie l’endroit. Soleil ! Soleil ! Ombres (rares) et lumière (à profusion), that’s all !

Marie-Laure murmure :

— Tu veux me montrer la liste des propriétaires ?

Je la lui tends, sans enthousiasme. Tous ces « Santos », et ces « Da Silva », ces « Aljubarrato », ces « Coimbra », ces « Pompal », ces « Covhila » et autres « Miranda » se parent d’un innocent mystère.

— Tu es à peu près certain que la personne à qui Elsa Braker venait rendre visite n’est pas brésilienne ? me demande-t-elle.

Cette gosse a du mal à me tutoyer, malgré les rapports privilégiés que nous entretenons. Je suis trop son aîné pour qu’elle se sente à l’aise dans l’intimité du tutoiement.

— Évidemment. Manaus est une ville perdue au cour de l’Amazonie, un endroit de rêve pour quelqu’un qui se cache.

— Tu penses à d’anciens nazis disparus, tel Martin Bormann ?

— Je ne vais pas jusque-là. Tu sais, de nos jours, les criminels de guerre allemands sont en totale voie d’extinction, et ceux qui subsistent ne doivent plus guère avoir la force de coopérer à des manigances internationales.

— Tu parles de « quelqu’un qui se cache » ?

— Il n’y a pas que des criminels politiques pour se planquer.

Le Mastard s’impatiente :

— Écoutez, les craques, j’ai l’ crâne qu’est déjà cuit coque, si v’ voudriez qu’ je fissasse d’ l’utile, attendez pas qu’y soive cuit dur !

— Dans un premier temps, nous allons passer en revue tous les noms portés sur les portes, voire les boîtes aux lettres, de ces maisons. L’homme que nous cherchons est peut-être sous-locataire. Marie-Laure et moi prenons les numéros pairs, vous deux, les impairs.

— Les impairs, ça me connaît, renaude l’Assoiffé. Si tu croives qu’y faille êt’ deux pour r’noucher des blazes su’ des plaques ! La Pine suffirera ; moive j’ vas m’offrir le bout d’ombre d’ c’ palmier nain.

Et, délibérément, il s’assied sur le sol, le dos à un tronc étique.

Nous procédons à l’inspection que je souhaitais, épluchant chaque nom. J’espère tomber sur un blaze d’Europe, ou américain du Nord, et encore mieux arabe. Mais tous sont imperturbablement sud-amerloques.

Nous opérons notre jonction avec Pinuche, à l’extrémité de la rue Santa Chiasse. Il est aussi bredouille que nous. Sous le mahomed de l’équateur, il a la frime d’un Don Diègue qui vient d’encaisser la torgnole du comte et qui en dégueulerait sa vésicule.

— Tout cela est mal barré, soupire le cher Débris. Que faire ? Du porte-à-porte et s’enquérir chez chaque habitant de la rue s’il connaît une nommée Elsa Braker ?

— En désespoir de cause, il faut bien arriver à cela, conviens-je. Seulement comme je suis le seul de nous quatre à balbutier le portugais, je ne me vois pas encore sorti de l’auberge !

Lamentables, nous rejoignons le Gros. Il somnole dans un point d’ombre grand comme un mouchoir de poche.

— Vot’ mec habite au 5, nous dit-il. Il est autrichien et s’appelle Friedrich Rauch. Le H, su’ l’ mot, ça veut dire Herr, comme « monsieur ». Bon Dieu ! si j’aurais n’ serait-il qu’une bière bien fraîche pou’ m’ décaper l’os de sèche ! J’ donnerais tout c’ qu’ v’ s’avez dans vos fouilles cont’ un demi sans faux col.

Je profite de ce qu’il a besoin de respirer pour en placer deux ou trois, très légitimés :

— Comment as-tu appris tout ça, Babylas ?

— Du temps qu’ v’ traînassiez dans c’t’ rue, j’ai bavardé av’c un gonzier qui l’habite.

— Tu parles le portugais, maintenant ?

— Moive non, mais luive cause l’ suisse presqu’ couramment, vu qu’il a z’été en poste, pour l’ Brésil, à la bite de Genève[19] ; or, le suisse, principal’ment l’ suisse français, j’ l’ cause et l’ lis dans l’ tesquete.

— Et que s’est-il passé avec l’érudit diplomate ?

— J’ai joué cart’ su’ étable ; comme quoi, moive et mes amis, on r’cherchait un nœud ropéen qu’on connaissait s’l’ment ses initiales H.R. et qu’y créchait dans c’t’ rua, comme ils disent ici.

« Illico, le pégreleux a esclamé : « Voui, voui, jé vois cé qué vous voulates dire. C’est Herr Rauch qui habite au 5, dans la maison d’une veuve, la madame Louisa Maria de Heredia ; nous jouons parfois aux échecs ensemble. »

Le Mastard ajoute, plus raisin que figue :

— La manière qu’ c’ mec en causait, ça m’étonnerait pas qu’ l’Autrichechien s’embourbasse sa proprio.

Ma main reconnaissante se tend vers l’Obèse.

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19

Béru parle ici du Bureau International du Travail soit B.I.T. que, bien entendu, il a mémorisé sous le raccourci plus plaisant de bite.