Il me semble qu’un lance-flammes balaie ma poitrine. Immense désilluse. Pauvre con d’Antoine qui voudrait que toutes les gonzesses de la terre n’appartiennent qu’à lui ! Il y a des moments où il se croit le seul détenteur de sperme de la planète.
Elle doit réaliser ce que j’éprouve car elle ajoute :
— Il le fallait, et ça n’a aucune importance.
— Bien sûr. Ensuite ?
— J’ignore encore ce qu’Elsa apportait, mais ce doit être beaucoup plus important que le fusil et ses améliorations. À preuve : Friedrich a organisé une opération pour tenter de retrouver les décombres de l’avion. Il semble disposer de gros moyens. Je l’ai convaincu de m’emmener avec lui.
— Là, tu dépasses la cote d’alerte ! Tu es complètement dingue. Tu sais ce que c’est que la forêt amazonienne ?
— Vaguement ; mais après, je le saurai pour de bon.
— Je te défends d’y aller, petite conne !
— Trop tard : nous partons après-demain.
— Vous y allez comment ?
— Avec un petit zinc qui doit nous poser à Tupinerapa, la dernière piste d’atterrissage, sur la rive du Crocodilo, un affluent de l’Amazone. De là-bas, un hélicoptère nous attendra pour effectuer les repérages. Si nous retrouvons les débris de l’avion, nous reviendrons prendre des pisteurs indigènes et nous nous ferons déposer le plus près possible de la carcasse ; il y a une grosse partie confiée au hasard dans ce plan désespéré.
— Et toi, tu arrives de la rédaction de Libé, en tenue de ville pour affronter les dangers de « l’Enfer Vert » ! Je me fendrais la gueule si je ne claquais pas des dents ! Vous ne partez pas de l’aéroport officiel, je suppose ?
— Tu m’en demandes trop, Friedrich ne m’a pas remis le programme des excursions, comme le ferait une agence de voyages !
— Friedrich, soupiré-je. Tu l’appelles déjà par son prénom, tu me parles de ce type qu’on ne connaissait pas il y a quelques heures comme d’un vieil ami.
— Jaloux ? ricane Marie-Laure !
— Va te faire mettre ! dis-je.
Et je raccroche. Je suis sûr qu’elle va y aller.
Période d’abattement. Fin de nuit nauséeuse. La tortilla trop grasse me reste sur l’estom’ ; elle était juste bonne à huiler le zob de Béru pour des intromissions périlleuses.
Je roupille en pointillé, étant fréquemment interrompu par les pets de Monseigneur-le-Gros, gonflé de petits haricots perfides et pimentés.
J’émerge d’un tunnel enfumé pour répondre à la voix bêlante de César qui m’appelle.
— C’ qu’y a ?
Je soulève ma paupière droite, la moins lourde. C’est suffisant pour découvrir l’Ancêtre, nu sous sa liquette, assis dans un fauteuil, jambes écartées, avec sa petite banane du Pérou abandonnée sur un paquet de peau morte, grisâtre.
Agenouillée devant lui : Maria-Colomba (les deux Églises).
— Antoine, me fait notre sponsor, madame qui est l’urbanité même, se méprend sur mon érection matinale, sans grande signification je le crains, et me propose une pipe. Je ne me fais guère d’illusions, mais sait-on jamais ? il se peut que sa tentative aboutisse, aussi veux-je mettre toutes les chances de mon côté. Pourrais-tu lui demander de se rincer la bouche à l’eau très chaude, ce qui m’a toujours stimulé ? Je souhaiterais également qu’elle me léchât le dessous des testicules en préalable, puis qu’en débutant sa fellation, avec une extrême lenteur, elle introduisît son médium dans mon rectum.
Je traduis scrupuleusement. La grosse pute m’écoute avec la gravité d’un parachutiste enregistrant les ultimes recommandations de son chef de commando avant d’entreprendre une dangereuse opération.
Pendant qu’elle se met à l’œuvre, je vais à la salle de bains pour pipi-douche-rasage.
Sous l’onde tiède, mon cerveau en ébullition cesse de faire de l’autoallumage. En moi, le calme succède à la tempête, dirait Shakespeare. J’adopte la forme de penser d’un expert-comptable penché sur un bilan de fin damné.
Lorsque je reviens dans la chambre, la brave gagneuse amazonienne expectore par la fenêtre des résidus pinulciens de qualité moyenne, voire inférieure.
Pinaud est rayonnant.
— Voilà une professionnelle qui connaît son métier, assure-t-il. Veux-tu l’essayer ? C’est ma tournée !
— Pas pour l’instant, décliné-je. Tu me fais des présents vivants merveilleux, César, mais je préférerais que tu me prêtes cinq mille dollars, je te les rembourserai sur mon prochain bordereau de droits d’auteur.
Il a une particularité irremplaçable, Pinaud : c’est le seul homme qui soit ravi quand on lui demande de l’argent.
CHAPITRE XXII
OVNI : engin volant d’origine mystérieuse, dont la nature n’est pas identifiée.
Leur petit zinc crème et rouge se pose dans la trouée faite au cœur de l’univers sylvestre. Il roule en cahotant sur la piste inégale, vire et vient en se dandinant jusqu’à la petite construction de rondins et de tôle servant de tour de contrôle, d’aéroport et de buvette.
Un type en bermuda jaune canari, chemisette à manches courtes, descend les marches amovibles de l’avion et se retourne pour tendre la main à Marie-Laure. Ce mec, même vu de loin, m’est antipathique. La cinquantaine dépassée, trapu, courtaud, la crinière d’un blond pisseux qui commence à grisonner, une jambe raide dont il s’accommode mal et qu’il coltine comme un poids mort, tel se présente Friedrich Rauch.
Aux côtés de « la môme », il s’avance vers nous. Je me dis que j’ai été bien inspiré de prendre les devants et de fréter un coucou la veille pour rappliquer à Tupinerapa. Nous sommes équipés en broussards : pantalon et chemise léopard, mi-bottes, casquette à longue visière, fort coutelas à la ceinture dans une gaine de cuir. J’ai même déniché un revolver dont le canon est piqueté de rouille et dont j’ai pu démonter et huiler le mécanisme une partie de la nuit. Deux boîtes de cartouches complètent l’arsenal. L’arme déporte un peu à droite, mais le tir est facile à corriger quand tu le sais.
Nous ressemblons à des guerilleros, ainsi accoutrés. Pinuche est irrésistible ! Sa petite tête de nœud déshydratée, sous la gapette guerrière, lui donne l’apparence d’un vieux général chinois en retraite.
Nous avons lié connaissance avec le pilote de l’hélico retenu par Rauch. Un baroudeur yankee dont le casier judiciaire ne pourrait sûrement pas être recopié totalement au dos d’un rouleau de papier peint. Il est affreux, cézigmuche, une balle lui ayant ravagé la gueule, fracassant une partie de sa mâchoire supérieure. Sur la gauche, y a un trou par lequel tu vois ce qui lui reste de chailles dans la clape. La cavité a, au fil du temps, déporté son visage d’autant qu’il lui manque une partie du nez. Jadis, on trouvait encore des anciens de la 14–18 avec des moignons de visage troués, brûlés, éclatés. On les appelait « des gueules cassées ». J’en ai connu dans notre famille du Dauphiné qui avaient laissé des morceaux d’eux-mêmes à Verdun ou au Chemin des Dames. M’man m’avait recommandé de ne pas les regarder, alors je m’efforçais de porter les yeux ailleurs ; mais quand t’es petit garçon, je te mets au défi de pouvoir feindre l’indifférence dans ces cas-là !
Le gars Light, surnommé Shark (requin) parce qu’il a les ratiches en vitrine, j’échangerais pas son passé contre la nouvelle Ferrari ! Des lueurs bizarres avivent son regard en double glave. Il est grand, les crins en brosse, avec une barbe d’un mois. De voir ses muscles, tu les sais en duralumin ! Quand t’as des mots avec lui, il doit tout de suite avoir des gestes irrémédiables !
Il est arrivé il y a plus d’une plombe avec son hélico couleur feuilles de bananier et il s’est pointé au bar en faisant sonner ses semelles sur le goudron de la piste.
Sans perdre un instant, il s’est entrepris le mental à la tequila. Le maître du lieu, un Indien qui ressemble au prince Charles quand il sera septuagénaire, le connaît car il lui a laissé la boutanche. Et le pilote a commencé de la vider, calmos, sans précipitation excessive mais avec détermination.
Alors je me suis approché de lui :
« — Hello ! »
« — Hello ! »
Un Ricain, à partir du moment que tu lui as balancé ce mot magique, tu peux tout lui demander : sa religion, la couleur des soutien-nichabes de sa gonzesse, combien il ramasse de dollars par an et s’il a une, deux, ou trois couilles.
« — Vous êtes le gars engagé par Rauch ? » me suis-je enquis.
« — Exact. »
Il demandait rien. On parlait pour parler, n’importe quoi lui convenait. À compter du moment où t’es affublé d’une gueule pareillement endommagée, la vie, tu la laisses prendre de l’avance !
J’ai attaqué sec avec deux biftons de cent dollars. Ça ne déplaît jamais. Il a regardé les deux talbins sur le rade en bois mal équarri ; de la tenue, le gars, malgré sa tronche démolie de commando qui attaque à l’aube.
« — C’est à propos de quoi ? » il a fait, toujours sans griffer les talbins couleur de pâturages helvétiques.
« — Vous connaissez Rauch ? »
« — Du tout. »
« — C’est un terroriste redoutable qui se planque au Brésil pour se faire oublier. »
« — Et alors ? C’est son problème. »
Lui, il s’en foutait. Travailler pour le docteur Petiot ou pour mère Thérésa, c’était du kif.
« — Quel accord avez-vous pris avec ce type ? »
« — Vous êtes curieux. »
« — Supposez que j’aie de bonnes raisons de l’être ? »
La réplique aurait pu le blesser, c’est pourquoi je l’ai proférée sur un ton mutin, en l’enveloppant d’un tel sourire enjôleur que Rudolph Valentino en aurait fait caca dans sa culotte.
Light — le Requin boit son verre et fait signe à l’Indien de lui refaire le plein du réservoir.
« — Je dois exécuter du repérage à base altitude dans la région du Tupinasek pour tenter de retrouver l’épave d’un avion de ligne. »
« — Et vous palpez combien pour cette épopée ? »
« — C’est de l’inquisition ? »
« — Le contraire, mec ! Hein ? Combien ? »
« — Deux mille dollars, en tickets U.S. »
« — Je vous propose le double pour reprendre le contrat, payable d’avance. »
Il ne s’emballe pas. Il ignore la cupidité.
« — J’ai jamais blousé mes clients. »
« — Alors disons que je vous refile quatre mille points pour nous embarquer avec Rauch et la fille qui l’accompagnera. Votre coucou est à six places, non ? »
« — Exact. »
« — Vous déclarez à Rauch que nous sommes les gars de votre équipe, spécialisés dans la forêt amazonienne, et que vous exigez que nous participions au voyage. »
« — Vous travaillez pour qui, Frenchy ? »
« — J’ai confiance en vous, lui fais-je. Les vrais hommes, je les reconnais illico. »
Et je sors ma brème de Police.
Le mot lui va droit au cœur.
« — Peut-être n’aimez-vous pas les flics, Light, alors laissez-moi vous dire que j’en suis un pas comme les autres. Je travaille à ma guise : je suis mon seul maître après Dieu, O.K. ? »
Deux secondes plus tard, il enfouille dans la poche ventrale de sa combinaison, les quatre mille deux cents dollars posés entre nous.
« — Avec ça, on se sent moins seul, hé ? »
Il ne rigole pas ; faut dire qu’avec une moitié de bouche, c’est pas commode !