Il est arrivé il y a plus d’une plombe avec son hélico couleur feuilles de bananier et il s’est pointé au bar en faisant sonner ses semelles sur le goudron de la piste.
Sans perdre un instant, il s’est entrepris le mental à la tequila. Le maître du lieu, un Indien qui ressemble au prince Charles quand il sera septuagénaire, le connaît car il lui a laissé la boutanche. Et le pilote a commencé de la vider, calmos, sans précipitation excessive mais avec détermination.
Alors je me suis approché de lui :
« — Hello ! »
« — Hello ! »
Un Ricain, à partir du moment que tu lui as balancé ce mot magique, tu peux tout lui demander : sa religion, la couleur des soutien-nichabes de sa gonzesse, combien il ramasse de dollars par an et s’il a une, deux, ou trois couilles.
« — Vous êtes le gars engagé par Rauch ? » me suis-je enquis.
« — Exact. »
Il demandait rien. On parlait pour parler, n’importe quoi lui convenait. À compter du moment où t’es affublé d’une gueule pareillement endommagée, la vie, tu la laisses prendre de l’avance !
J’ai attaqué sec avec deux biftons de cent dollars. Ça ne déplaît jamais. Il a regardé les deux talbins sur le rade en bois mal équarri ; de la tenue, le gars, malgré sa tronche démolie de commando qui attaque à l’aube.
« — C’est à propos de quoi ? » il a fait, toujours sans griffer les talbins couleur de pâturages helvétiques.
« — Vous connaissez Rauch ? »
« — Du tout. »
« — C’est un terroriste redoutable qui se planque au Brésil pour se faire oublier. »
« — Et alors ? C’est son problème. »
Lui, il s’en foutait. Travailler pour le docteur Petiot ou pour mère Thérésa, c’était du kif.
« — Quel accord avez-vous pris avec ce type ? »
« — Vous êtes curieux. »
« — Supposez que j’aie de bonnes raisons de l’être ? »
La réplique aurait pu le blesser, c’est pourquoi je l’ai proférée sur un ton mutin, en l’enveloppant d’un tel sourire enjôleur que Rudolph Valentino en aurait fait caca dans sa culotte.
Light — le Requin boit son verre et fait signe à l’Indien de lui refaire le plein du réservoir.
« — Je dois exécuter du repérage à base altitude dans la région du Tupinasek pour tenter de retrouver l’épave d’un avion de ligne. »
« — Et vous palpez combien pour cette épopée ? »
« — C’est de l’inquisition ? »
« — Le contraire, mec ! Hein ? Combien ? »
« — Deux mille dollars, en tickets U.S. »
« — Je vous propose le double pour reprendre le contrat, payable d’avance. »
Il ne s’emballe pas. Il ignore la cupidité.
« — J’ai jamais blousé mes clients. »
« — Alors disons que je vous refile quatre mille points pour nous embarquer avec Rauch et la fille qui l’accompagnera. Votre coucou est à six places, non ? »
« — Exact. »
« — Vous déclarez à Rauch que nous sommes les gars de votre équipe, spécialisés dans la forêt amazonienne, et que vous exigez que nous participions au voyage. »
« — Vous travaillez pour qui, Frenchy ? »
« — J’ai confiance en vous, lui fais-je. Les vrais hommes, je les reconnais illico. »
Et je sors ma brème de Police.
Le mot lui va droit au cœur.
« — Peut-être n’aimez-vous pas les flics, Light, alors laissez-moi vous dire que j’en suis un pas comme les autres. Je travaille à ma guise : je suis mon seul maître après Dieu, O.K. ? »
Deux secondes plus tard, il enfouille dans la poche ventrale de sa combinaison, les quatre mille deux cents dollars posés entre nous.
« — Avec ça, on se sent moins seul, hé ? »
Il ne rigole pas ; faut dire qu’avec une moitié de bouche, c’est pas commode !
Donc, Rauch et Marie-Laure s’avancent, avec chacun un sac à dos de faible encombrement. La petite chérie porte une jupe-culotte, ce qui est très sexy ou très con, selon la dame. Pour elle, c’est très sexy. Histoire de compléter, un tee-shirt, et aux paturoches, des baskets. Godant, je te dis.
Je redoute sa réaction en nous apercevant, mais cette gonzesse est une vraie Jeanne d’Arc. Pas le moindre sourcillement.
Les trois bourdilles, nous nous sommes placés à l’autre bout du comptoir, comme des subordonnés soumis qui en ont rien à cirer des affaires de leur patron. L’esprit mercenaire, tu vois ?
Rauch avise « Le Requin » et s’approche de lui sans réprimer une grimace de dégoût.
— C’est vous, le pilote ? demande-t-il rudement.
Il parle anglais en gutturant. Voix métallique. Salaud qui s’est calcé la môme de but en blanc !
— Exact ! répond Light.
— Un accident d’hélico, votre gueule ?
— Non : une balle pour plomber les éléphants ; j’étais guide de chasse en Afrique et je faisais faire un safari à un fabricant de godasses du New Jersey qui se prenait pour Buffalo Bill !
— On peut partir rapidement ?
— Tout est prêt, la fille est du voyage ?
— Elle en est.
— C’est pas le survol de la baie de Rio que nous allons faire !
— La baie de Rio ne l’intéresserait pas.
— Ce que je vous en disais… Moi, j’ai mes garçons habituels.
Il nous désigne. Rauch paraît mécontent, le dit :
— Ce n’était pas prévu au programme !
— Mon équipe est toujours prévue au programme quand j’assume un boulot de ce genre, tranche le Requin. Vous imaginez comme on aurait l’air fin dans « l’Enfer Vert » avec votre souris si nous avions une panne ?
— Votre oiseau n’est pas conforme ?
— Si, monsieur Rauch, mais c’est la vie qui ne l’est pas toujours ! Il faut tout prévoir. J’opère avec mes gars ou on annule.
— C’est quoi, ces gugus ? grommelle Rauch en nous jetant un regard pareil à celui que tu réserves à la merde de chien dans laquelle tu viens de mettre le pied.
— Des durs : tous les trois canadiens ! La forêt n’a pas de secrets pour eux !
Rauch hausse les épaules, vaincu par l’autorité de Light-le Requin.
— Allons-y ! fait-il rudement.
— Avec moi, on paie d’avance, répond le Requin sur le même thon.
L’hélico, de marque ricaine, est ventru comme un crapaud. Il comprend trois places à l’avant et trois à l’arrière, si j’ose dire.
Avant d’embarquer, j’ai une conversation brève mais efficace avec Bérurier, puis avec Light, et nous nous installons dans la formation suivante : devant il y a le pilote, of corse, avec, à son côté Béru, puis Rauch. Derrière le pilote, Pinaud, Marie-Laure, et ma pomme dans le dos de Rauch.
Dans le « bar » de l’aéro-club, l’Autrichien et l’Américain ont examiné la carte de cette partie du pays. Rauch s’est muni du max de renseignements relatifs au point de chute de l’avion ; Light en a fait autant de son côté. Ils ont confronté leurs tuyaux et délimité au stabilo une zone de survol afin de bien circonscrire les recherches.
Et alors, bien, parfait, les pales font leur boulot, les moteurs ronflent cool et la mer de chlorophylle se met à moutonner au-dessous de nous.
Très accaparé par sa carte, Rauch n’en casse pas une broque. Le pilote non plus qui, de son côté, regarde fréquemment son plan de vol. Pinaud dort, Béru rote, Marie-Laure me caresse la cuisse en loucedé et ça me laisse de marbre (ce qui est un cas rare[20]) car « elle ne m’inspire plus ». De savoir qu’elle s’est laissé tirer par le bandit me coupe l’appétit. Cette chérie n’a qu’une idée dans son adorable tête : réussir. Pour y parvenir, elle fait n’importe quoi, y compris de mettre son adorable cul en location. Chez elle, le courage et la soumission ne sont pas antagonistes.