Quand je réponds à son appel, que me dit cet être traqué ? « Ils sont là, commissaire. » Comme si je pouvais comprendre quoi que ce soit à son cri de détresse. « ILS » sont là. Quels « ILS » ?
Je lui demande alors qui il est, et au lieu de me le dire, il ajoute :
« Ils sont en train d’ouvrir ma porte. Ils vont me tuer ! Venez vite ! Je vous en supplie ! »
Où diantre voulait-il que j’allasse ? Pourquoi s’adressait-il à moi comme si j’étais au courant de son identité et de ses problèmes ? Médusant, non ? Ça ne s’emboîte pas bien ; y a un sacré boulot d’ajustage à faire !
Toujours est-il que ses ennemis parviennent jusqu’à lui, entortillent un fil d’acier à son cou et le trucident sans qu’il se soit emparé du fusil.
À présent que les faits sont établis, me reste à mieux connaître « le tueur assassiné ». Je m’agenouille près de lui et fais basculer son corps sur le dos. Il a perdu énormément de sang, à cause de sa carotide tranchée. Je le contemple ardemment, pour tenter d’éveiller en moi des souvenirs, mais non : ma mémoire reste aussi à plat que l’électroencéphalogramme de Louis XVI. Je suis absolument certain de n’avoir jamais rencontré cet homme auparavant. C’est un type mince, à la calvitie très étendue, âgé d’une quarantaine d’années. Il porte une barbiche à la Trotski et ses lunettes gisent dans la flaque de sang. La strangulation dont il est clamsé l’a contraint à tirer sa langue. De la mousse verdâtre sort de sa bouche. Tout cela est assez affligeant.
Détail intéressant : il porte des gants de caoutchouc, comme en mettent les chirurgiens pour opérer (à cause des empreintes, naturellement). Il est en T-shirt à manches courtes, pantalon de serge marine, mocassins de cuir fauve. Un blouson de daim assorti aux chaussures a été soigneusement déposé sur le dossier d’un fauteuil.
Je le fouille. Un porte-cartes rebondi contient un passeport tchèque au nom d’Antonin Pétsek, né à Prague en 1955, journaliste au Cagade Express de Bratislava. De l’argent français, des marks allemands, des francs suisses, prouvent que l’individu en question se déplaçait beaucoup…
À retenir avant toute chose : il n’a rien de commun, à première vue, avec le dénommé Casimir Lemercier locataire de l’appartement.
Je regarde l’heure : une plombe quinze broquilles.
Que faire ? Rentrer chez moi et me « toyer », ou bien prévenir mes archers et participer avec eux au lancement de l’enquête ? Pour donner à mon indécision le temps de s’installer, je me raconte une histoire que je ne connaissais pas. Celle des deux étudiants en médecine à une terrasse de café, qui s’intéressent au cas d’un passant. L’homme en question se déplace lentement, les jambes écartées, en se tenant penché en avant. L’un des étudiants dit à l’autre : « Ce pauvre type doit avoir une crise d’hémorroïdes carabinée ! » Son ami se récrie : « Des hémorroïdes, en se tenant penché en avant ! Tu rêves : il souffre d’une double orchite ! » « Allons lui demander ! » Ils rejoignent le bonhomme et l’abordent : « Excusez-nous, mon ami et moi sommes étudiants en médecine. Il croit que vous avez une orchite double, et moi je prétends que vous souffrez d’hémorroïdes ? » Le type hausse les épaules et soupire : « Eh bien, on s’est trompés tous les trois, mes petits gars : moi je croyais que c’était un pet ! »
Bien que l’histoire soit scato, elle m’amuse, ou peut-être me fait-elle rire parce qu’elle est scato ?
N’empêche que mon siège s’est fait pendant que je m’auto-narrais cette bluette délicate.
J’empare le téléphone et compose le turlu de Mathias. J’adore réveiller sa mégère en pleine nuit, rien que pour le bonheur de l’entendre rouscailler.
Mais cette fois, chose inouïse, j’ai beau laisser carillonner à pleine vibure, ce pendant cinq minutes, personne ne décroche. Je compense en appelant Jérémie Blanc. C’est juste le contraire qui se produit. Son turlu ne se le fait pas dire deux fois et dès la première sonnerie, Blanche-Neige répond. Il y a un bruit infernal autour de lui : tam-tam, chants, danses, cris.
— C’est la télé ou une sauterie que tu donnes, grand primate ?
— Nous fêtons la circoncision de mon petit dernier avec ma famille d’ici et quelques amis. Ça t’amuserait de venir te joindre à nous ?
— Je préférerais que tu viennes te joindre à moi, riposté-je. Mais je tombe mal, aussi n’en parlons plus !
— Que se passe-t-il ?
— Un meurtre surprenant, dans des circonstances déroutantes.
— J’arrive !
— Mais ta fiesta, Jéjé ?
— Je la reprendrai en marche, elle va durer deux jours !
Ils sont marrants, ces Africains. Ils possèdent une richesse inestimable, malgré leur indigence : le temps !
Je lui file l’adresse et lui indique que je laisserai ouverte la porte palière de M. Casimir Lemercier.
En l’attendant, je me récamière sur le canapé du salon. Cette affaire biscornue me paraît sans queue ni tête. Comment un homme à l’affût pour en abattre un autre peut-il se laisser stranguler sans riposter ? En sachant, note bien, les intentions homicides de ceux qui forcent la porte de l’endroit où il se terre… Et pourquoi le même gars tente-t-il de m’alerter, moi, paisible mangeur de clams en virouze avec sa vieille maman ? Ça ne tient pas debout et c’est parce que je n’y pige rien que j’ai éprouvé le besoin de me faire assister par un ami qualifié.
Jérémie s’annonce un grand quart d’heure plus tard.
Il pénètre dans l’entrée et imite le cri discret de l’huître à aigrette blanche.
— Ferme et viens au salon ! lancé-je.
Le voilà ! Je me crois sur la scène d’un music-hall. Imagine le sous-directeur de la Police en corsaire moucheté, avec une tunique brune, légère, et une espèce de bonnet de police en peau de léopard synthétique. Aux pieds : des sandales de cuir à laçage. On jurerait qu’il va exécuter un numéro de cracheur de feu ou de montreur de serpents.
— Tu es parfait, assuré-je. La prochaine fois que nous serons convoqués par le ministre, j’aimerais que tu ailles au rendez-vous dans cet accoutrement.
— J’ai cru comprendre que cela urgeait, riposte mon dark pote.
Il ajoute, montrant le cadavre :
— La personne assassinée, je suppose ?
— Viens que je te raconte !
Je retire mes jambes languissantes des coussins afin de lui laisser place et me mets à tout lui narrer en détail.
Il sait écouter, le guerrier des savanes. Ses gros lotos restent dans les miens, pas inquisiteurs, mais détendus au contraire, engendreurs de confidences.
J’y vais de mon joli récit : plateaux de fruits de mer, téléphone, peur laconique de l’homme, interruption brutale, retour à Saint-Cloud, mes arrière-pensées, mon incoercible besoin de venir fureter avenue George-V, ma découverte, non : mes découvertes…
Un somptueux silence qui donne tout son prix à mon exposé lui succède. M. Blanc retire son calot et se met à examiner son interminable ligne de vie dans sa paume très claire.
— Qu’est-ce que tout ça t’inspire, escaladeur de dattiers ?